Lutter contre l’EI pendant la pandémie de Covid-19

Alors même que le bilan humain du Covid-19 augmente, le monde devrait se préparer aux attaques de l’EI, qui pense pouvoir exploiter le chaos causé par la propagation du virus. La coopération internationale, que l’EI espère amoindrie par le virus, devra être à la hauteur d’une menace jihadiste permanente.

Tandis que la pandémie de Covid-19 réorganise précipitamment les priorités des décideurs politiques et des populations du monde entier, des conflits qui occupaient jusqu’à récemment le devant de la scène politique et des débats médiatiques sont relégués au second plan. La lutte contre l’Etat islamique (EI) en Iraq, en Syrie et ailleurs ne fait pas exception.

Si le secrétaire général des Nations unies, António Guterres, a affirmé que l’humanité était confrontée à un ennemi commun, le Covid-19 et lancé un appel en faveur d’un « cessez-le-feu mondial », l’EI a, en revanche, clairement déclaré que ce n’était pas sa lecture de la situation. Dans un nouvel éditorial publié dans sa lettre d’information hebdomadaire, l’EI a annoncé à ses membres que la guerre menée à travers le monde continuait, même avec la propagation du virus. Par ailleurs, il leur a expliqué que les mécanismes de sécurité nationaux et internationaux qui maintiennent un contrôle sur le groupe allaient être débordés, et qu’ils devaient tirer parti de la situation autant que possible.

” L’EI a annoncé à ses membres que la guerre menée à travers le monde continuait, même avec la propagation du virus. “

Dans un récent briefing de Crisis Group traitant des répercussions potentielles du Covid-19 sur les enjeux politiques et les conflits à l’échelle mondiale, nous avions averti que cette crise sanitaire pourrait permettre aux jihadistes de s’en prendre à des pays affaiblis par la pandémie et déjà aux prises avec des insurrections, et d’exploiter le chaos à leur avantage. C’est exactement ce que l’EI vient d’encourager ses membres à faire.

Même si l’ensemble des pays se focalisent naturellement sur la lutte contre la pandémie, ils devraient néanmoins prendre des mesures pour se protéger des menaces que représente l’EI. Certains membres de la coalition internationale contre l’EI, craignant la propagation du Covid-19, ont déjà annoncé le retrait de leurs troupes en Iraq, mais la coopération internationale de lutte contre l’EI devrait, autant que possible, être maintenue, car elle a été cruciale pour ralentir les opérations du groupe. Il s’agit notamment des contributions militaires de premier plan telles que celles des Etats-Unis en Iraq et de le France en Afrique de l’Ouest, mais également la coopération horizontale entre des pays de la même région amenés à combattre le groupe, qui s’est instaurée dans des régions telles que la frontière entre le Mali et le Niger, et qui a permis de pallier au mieux l’incapacité des Etats à se coordonner efficacement.

En outre, les adversaires de l’EI devraient entendre le message du secrétaire général de l’ONU, António Guterres, et mettre de côté leurs conflits et règlements de compte dans un contexte où ils sont confrontés non seulement à un ennemi commun, la pandémie de Covid-19, mais aussi à la menace jihadiste persistante. Pour ce faire, il faudrait – même si cela peut désormais paraître utopique – désamorcer les tensions, telles que celles entre les Etats-Unis et l’Iran, qui compromettent inévitablement le combat contre l’EI.

« Le pire cauchemar des croisés »

L’EI a publié son éditorial sur le Covid-19 dans l’édition de mars d’al-Naba (la Nouvelle), la lettre numérique hebdomadaire de l’organisation. Al-Naba est un des canaux de communication réguliers du groupe, elle comprend également des vidéos et de longs discours des chefs de l’organisation. Cette lettre d’information présente un aperçu des opérations de l’organisation dans le monde entier, un éditorial, des articles mettant en avant des « provinces » modèles, des essais religieux, un résumé des actualités mondiales et des graphiques. L’importance d’al-Naba pour l’organisation n’est pas tout à fait claire, mais la lettre d’informations semble avoir pour objectif d’informer les provinces les plus reculées sur la campagne de violence mondiale du groupe et de diffuser une ligne d’action commune aux groupes affiliés qui seraient, sans cela, dispersés et isolés. L’EI a employé d’autres canaux d’information pour promouvoir la distribution d’al-Naba aux combattants locaux et les armées nationales ont retrouvé des exemplaires de la lettre d’information au cours de raids menés contre des unités de l’EI.

L’éditorial intitulé « Le pire cauchemar des croisés » rend compte avec satisfaction des effets du Covid-19 sur les nombreux ennemis que l’EI regroupe sous le terme de « polythéistes ». « La peur de la contagion les a frappés plus que la contagion elle-même », peut-on lire dans al-Naba, qui décrit comment les populations du monde entier se sont enfermées chez elles tandis que le commerce s’interrompait. Les forces de sécurité sont déployées dans les rues pour arrêter la propagation du virus et une crise économique imminente pourrait engendrer la criminalité et l’agitation sociale.

” Les pays occidentaux n’ont pas besoin de nouvelles difficultés à surmonter alors qu’ils peinent déjà à prendre soin de leurs populations et à atténuer les effets de la récession économique. “

Selon cet éditorial, les effets du Covid-19 paralysent en particulier les nations des « croisés » occidentaux. Ces pays, préoccupés par les questions de santé publique et de sécurité, « ne veulent surtout pas envoyer davantage de soldats dans des régions dans lesquelles le virus est susceptible de se propager, ou devoir regrouper physiquement leurs forces de sécurité et leurs soldats alors qu’ils tentent de minimiser les rassemblements et les contacts dans tous les secteurs professionnels ». Ces pays craignent, poursuit l’éditorial, que les combattants de l’EI « consolident leurs opérations militaires contre les apostats [occidentaux] qui apportent leur aide dans les pays musulmans » et organisent de nouveaux attentats terroristes tels que ceux de Paris, Londres et Bruxelles à une période où « les systèmes de sécurité et de santé [de ces pays] ont atteint les limites de leurs capacités dans certaines régions ». Les pays occidentaux n’ont pas besoin de nouvelles difficultés à surmonter alors qu’ils peinent déjà à prendre soin de leurs populations et à atténuer les effets de la récession économique. D’après l’éditorial, les puissances des « croisés » sont incapables de se coordonner avec leurs alliés, et craignent que « d’autres ennemis » – vraisemblablement la Russie et la Chine – ne tirent parti de la situation à leurs dépens.

Néanmoins, alors que l’Occident espère que les moudjahidin lui accorderont un répit, selon l’EI, il oublie que son agression contre les musulmans n’a pas cessé. Les prisonniers musulmans languissent encore dans des prisons surpeuplées et les femmes et les enfants souffrent dans des camps de détention inhumains. L’Occident oublie de quelle façon les derniers habitants des villes sous contrôle de l’EI – Baghouz (Syrie), Mossoul (Iraq) et Syrte (Libye) – ont été affamés, sont tombés malades, pour être finalement bombardés et enterrés vivants sous les décombres. Et il oublie qu’il continue d’intervenir militairement, notamment en Afghanistan et en Afrique de l’Ouest, et de soutenir les alliés locaux qui mènent une guerre contre les insurgés.

Al-Naba en conclut que les musulmans ont le devoir de se protéger et de protéger leurs proches de la propagation du Covid-19, mais également l’obligation d’agir. L’éditorial enjoint les partisans de l’EI à libérer les prisonniers musulmans des prisons et des camps ; à ne montrer aucune pitié envers les « infidèles » et les « apostats » en cette période de crise et à saisir plutôt cette occasion de les attaquer et de les affaiblir, pour limiter leur capacité à nuire aux musulmans ; et à garder à l’esprit que la catastrophe qui touche actuellement l’Occident et ses alliés « réduira de façon significative leur capacité à combattre les moudjahidin à l’avenir ». Dans sa conclusion, l’éditorial rappelle aux lecteurs que la meilleure façon d’échapper à la punition de Dieu – et notamment au coronavirus – est de Lui obéir, et que la preuve d’obéissance la plus appréciée de Dieu est le « jihad » et la guerre menée contre Ses ennemis.

La rhétorique de l’EI au sujet du Covid-19 a évolué au fur et à mesure que son étendue géographique et son bilan humain devenaient plus clairs. En janvier, al-Naba indiquait qu’« un nouveau virus répandait la mort et la panique » dans la « Chine communiste ». Quand un nouveau foyer de la maladie s’est déclaré en Iran, la lettre d’information s’est réjouie d’une contagion qui était une punition divine exemplaire de l’« idolatrie » musulmane chiite. Le groupe a alors saisi la portée mondiale du virus, même s’il espère que la colère de Dieu s’abattra spécifiquement sur les nations « polythéistes ».

Rien de tout cela n’est surprenant. La philosophie de l’EI est, finalement, l’antithèse des valeurs qui sous-tendent l’appel du secrétaire général de l’ONU, António Guterres, à faire preuve d’humanité. La doctrine de l’EI n’étend sa solidarité qu’à une communauté musulmane fermée, définie de façon très restrictive. L’humanitarisme universel ne cadre pas avec sa vision du monde.
Etats fragilisés et coopération internationale défaillante

Derrière la rhétorique belliqueuse et l’incitation à la violence de ce dernier éditorial, se cachent néanmoins certaines vérités : il est presque certain que le Covid-19 entravera les efforts en matière de sécurité et la coopération internationale contre l’EI, ce qui permettra aux jihadistes de mieux préparer des attentats de grande ampleur et de renforcer les campagnes guerrières des insurgés sur les différents théâtres d’opérations à travers le monde.

Il est presque certain que le Covid-19 entravera les efforts en matière de sécurité et la coopération internationale contre l’EI.

Evidemment, ce n’est pas comme si l’EI allait dévoiler aujourd’hui des capacités cachées. Comme l’avait déclaré Thomas Hegghammer après la mort du chef de l’EI, Abou Bakr al-Baghdadi et de son porte-parole Abou Hassan al-Mouhajir, l’organisation et les groupes similaires « ont déjà clairement annoncé leurs pires intentions ». Ils n’ont pas besoin d’une motivation supplémentaire pour commettre des actes de violence ; ce qui importe plutôt, ce sont leurs capacités et l’espace dans lequel on les laisse opérer. On peut d’ores et déjà être certain que ces groupes utiliseront leurs capacités au maximum, dans l’espace dont ils disposent. C’est ce qui explique que les opérations de l’EI n’ont pas été particulièrement renforcées par la soif de représailles qui a suivi la mort de son chef et de son porte-parole, même si le groupe a tenté de prétendre que les attaques classiques menées par les insurgés à cette période s’inscrivaient dans une campagne mondiale de « vengeance ». Bien que l’organisation ait été écimée, les capacités de ses unités les plus autonomes dans le monde n’ont pas été affectées. Elles poursuivent leurs activités mortelles.

Dans ce contexte, l’incitation à la violence contenue dans al-Naba n’est pas une nouveauté ; la violence est le quotidien de l’EI. Ce qui importe, c’est plutôt de savoir de quoi le groupe est capable et dans quelle situation opérationnelle il évolue. Si le contexte devient plus permissif – comme le prévoit cet éditorial – l’EI pourra mieux organiser et exécuter des attaques complexes, qui demandent plus de ressources, et dont le bilan humain pourrait être considérable.

Le rapport Crisis Group de 2016, « Exploiter le chaos : l’Etat islamique et al-Qaïda », l’annonçait déjà : la croissance des groupes jihadistes au cours des dernières années a plus souvent été le résultat de la guerre et du chaos que sa cause principale. Si l’EI, par exemple, est devenu une menace mondiale, c’est principalement parce que l’organisation a tiré parti du conflit local et de la faillite de l’Etat en Syrie, avant ensuite de dévaster l’Iraq et de tenter d’exporter son modèle dans le reste du monde.

En revanche, les forces syriennes et iraquiennes, ainsi que leurs partenaires internationaux, sont parvenues à repousser l’EI parce qu’ils ont joint leurs efforts et qu’ils avaient un objectif commun, même si la riposte s’est avérée incomplète et temporaire. Depuis lors, la résurgence du groupe dans les deux pays n’a pu être évitée que grâce à une coopération internationale constante et aux efforts menés pour éviter un nouveau conflit dévastateur qui risquerait d’alléger la pression exercée sur les derniers insurgés de l’EI.

Prenons le cas de l’Iraq, l’épicentre de ce qui est ensuite devenu la campagne transnationale de l’EI. Là, ce sont les forces locales qui ont mené la plupart des combats et qui sont tombées sous les attaques de l’EI sur le terrain. Mais ces forces iraquiennes se sont également reposées sur la coalition internationale menée par les Etats-Unis, qui a fourni des capacités techniques essentielles telles que le transport aérien et les activités de renseignements, de surveillance et de reconnaissance (RSR), pour mener leur lutte sans répit contre les insurgés de l’EI. Plus récemment, l’engrenage funeste – échange de tirs de roquette et de frappes aériennes – entre les Etats-Unis et des factions paramilitaires soutenant l’Iran a exacerbé les tensions entre ces deux pays et menacé le soutien qu’apportait la coalition aux opérations de lutte contre l’EI en Iraq. Cette violence a donné à certains groupes politiques iraquiens de nouvelles raisons de faire pression sur le gouvernement pour repousser les Etats-Unis et les autres forces étrangères en dehors du pays.

Ajoutons à cela le Covid-19. Les membres de la coalition, y compris le Royaume-Uni, la France et l’Espagne, ont tous annoncé le retrait de leurs troupes en Iraq, évoquant les risques de contagion et la suspension de la formation des forces iraquiennes. Si le soutien de la coalition internationale, déjà mis à mal par les tensions entre les Etats-Unis et l’Iran, venait à être davantage affecté par le coronavirus et par la tendance compréhensible des pays membres de la coalition à se retrancher chez eux, l’Etat iraquien, confronté à une flambée du virus, aura certainement également des difficultés à contenir une insurrection de l’EI.

Le Covid-19 menace désormais la solidarité et la coopération internationales qui ont joué un rôle essentiel dans la lutte contre l’EI dans d’autres régions, telles que le Sahel, le bassin du Lac Tchad et l’Afghanistan où les forces locales et leurs partenaires internationaux ont tenté de juguler les « provinces » de l’EI. En Afrique de l’Ouest, les opérations extrêmement mobiles de l’EI, de part et d’autre des frontières nationales du Sahel et autour du Lac Tchad, ont obligé les Etats de la région à mener des efforts conjoints de lutte contre les insurgés, avec le soutien de la France, des Etats-Unis et d’autres pays – même si ces efforts n’ont pas toujours été le fruit d’une stratégie politique coordonnée. Cette pandémie semble susceptible de rendre plus dangereux encore des insurgés déjà agiles, dans la mesure où elle ralentit et affaiblit davantage les gouvernements locaux et les forces militaires. Si la coopération se délite entre les pays d’une même région qui luttent contre la crise sanitaire à l’échelle locale, ou si le virus pousse certains partenaires internationaux à se désengager comme cela semble le cas en Iraq, les conséquences pourraient être très coûteuses.

L’EI est conscient de cette possibilité, comme le montre cet éditorial : il s’attend à ce que le Covid-19 inquiète ses ennemis, les désunisse et les divise et que cela affaiblisse par conséquent leurs capacités à « combattre les moudjahidin », individuellement et collectivement.

Au-delà de la coordination internationale en matière de santé publique visant à répondre à la flambée de Covid-19, Crisis Group a exhorté les gouvernements à maintenir les initiatives de paix et de prévention des conflits, ainsi qu’à préserver des canaux de communication permettant de faire face au risque d’escalade des conflits dans les zones de tension. Crisis Group a affirmé que le virus pouvait offrir des occasions de « désescalade humanitaire » notamment entre les Etats-Unis et l’Iran. A l’inverse, cependant, si la pandémie devait affaiblir la coopération internationale – ou déclencher de nouveaux conflits – l’EI serait prêt à réagir.

Il est probable que cette situation soit bénéfique pour l’EI, quoi qu’il advienne, car le Covid-19 porte atteinte à ses ennemis. Même si l’attention de tous les pays est tournée, à juste titre, vers la réponse à la pandémie, nous devrions également nous préparer à une aggravation de la violence des insurgés à l’échelle locale et à une recrudescence du terrorisme international. Pour atténuer les dommages collatéraux, il faudra maintenir une coopération internationale constante dans la lutte contre l’EI et soutenir les pays en première ligne qui subissent le plus durement les actes d’un ennemi dont l’idéologie chauviniste et intolérante est à l’opposé de l’humanitarisme qu’exige cette période.

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