La Hongrie accusée par Bruxelles: «L’opposition entre les deux Europe est plus affirmée que jamais»

La Commission européenne prévoit d’engager une procédure pour sanctionner la Hongrie après l’adoption d’une loi interdisant la «promotion» de l’homosexualité auprès des mineurs. L’essayiste Max-Erwann Gastineau voit dans cette controverse à l’échelle européenne un nouvel épisode d’une guerre culturelle.

Une fois de plus, la Hongrie est le grand théâtre de la bataille culturelle européenne. Réunis le 25 juin dernier à Bruxelles, en compagnie du Secrétaire général des Nations-Unies Antonio Guterres, 17 pays européens ont signifié avec fermeté leur opposition à une loi hongroise interdisant la « promotion de l’homosexualité » auprès des mineurs et accusée, à ce titre, de stigmatiser les personnes LGBT. Selon de nombreux observateurs présents en Belgique ce jour-là, jamais un sommet européen n’était apparu aussi tendu, émotionnel, le Premier ministre néerlandais, Mark Rutte, suggérant même au chef du gouvernement hongrois, Viktor Orban, de quitter l’Union européenne (UE).

Si ce front confirma aux yeux d’Emmanuel Macron l’existence d’une « communauté de valeurs » transcendant les différences nationales, la réalité semble bien plus complexe: 17 pays ont signifié leur opposition à la Hongrie. L’UE en compte 27. Où est donc passé le tiers restant ? Qui sont ces 9 États (+ la Hongrie) manquant à l’appel de nos «valeurs» ? Bulgarie, Croatie, Lettonie, Lituanie, Pologne, République tchèque, Roumanie, Slovaquie, Slovénie : 9 pays d’Europe centrale et orientale, qui rappellent l’existence d’une fracture géoculturelle impensée.

En Bulgarie, en Croatie, en Lettonie, en Lituanie, en Pologne, en Slovaquie ou en Roumanie, le mariage homosexuel est anticonstitutionnel. Le libéralisme culturel, issu de Mai 68, n’a pas traversé le rideau de fer. Dans des pays longtemps placés sous le joug communiste, la lutte pour la liberté, incarnée en Tchécoslovaquie par le Printemps de Prague, visa moins la déconstruction de carcans moraux surannés que la préservation d’un héritage culturel menacé par homo sovieticus. Comme le rappelle Milan Kundera, « le Mai parisien mettait en cause ce qu’on appelle la culture européenne et ses valeurs traditionnelles. Le Printemps de Prague, c’était une défense passionnée de la tradition culturelle européenne dans le sens le plus large et le plus tolérant du terme (défense autant du christianisme que de l’art moderne, tous deux pareillement niés par le pouvoir) ». Les coups de boutoir du pouvoir communiste s’attaquaient aux traditions européennes, aux identités nationales des pays de l’Est, et c’est en réaction à ces attaques que la mobilisation intellectuelle et populaire se fit jour.

Si, vu d'Ouest, cette loi et ces réactions peuvent apparaître à une partie de l'opinion comme la marque d'un rigorisme désuet, elle doit être vue à l'Est, en Hongrie, comme l'expression d'une opposition à un relativisme occidental.
Max-Erwann Gastineau

Un bref rappel historique qui devrait, à l’Ouest, nous conduire à tempérer nos élans sociétaux ? A contrario, si le passé éclaire, il ne saurait fixer à l’avance et pour toujours les valeurs d’une société, et encore moins légitimer la mise en œuvre de discriminations fondées sur l’orientation sexuelle. Est-ce le cas de la nouvelle législation adoptée à Budapest ?

Pensée initialement pour protéger l’enfance et lutter contre la pédocriminalité, la loi du 15 juin 2021 a vu son objet s’étendre au gré des amendements adoptés par la majorité parlementaire et concerne désormais la «promotion» de l’homosexualité auprès des mineurs. Soulignons-le d’emblée : il est très regrettable que les deux sujets n’aient pas été nettement dissociés et traités dans deux projets de loi différents afin de prévenir tout risque d’amalgame.

Que dit la législation qui suscite la polémique ? Comme le rapporte le Courrier d’Europe centrale, principal journal (de gauche) francophone dédié à l’actualité de la région, la loi « interdit de mettre à disposition des mineurs du contenu pornographique, qui représente la sexualité comme une fin en soi, qui représente le changement de sexe, le changement d’orientation sexuelle, ou qui fait la promotion de l’homosexualité ». Autrement dit, l’évocation de l’homosexualité et de la transsexualité sera désormais prohibée à l’école. Les ONG et associations LGBT ne pourront plus intervenir en milieu scolaire. Quant aux contenus pédagogiques (livres, publicités, vidéos…) visant les mineurs, ils seront strictement encadrés. Rappelons qu’en octobre dernier un livre pour enfants édité par l’association Labrisz, qui milite pour les droits des personnes homosexuelles, bisexuelles et transsexuelles, avait suscité de vives réactions en Hongrie. Dans ce livre, un Cendrillon gay, une tueuse de dragons transgenre et un cerf « non-binaire » tenaient les principaux rôles.

Si, vu d’Ouest, cette loi et ces réactions peuvent apparaître à une partie de l’opinion comme la marque d’un rigorisme désuet, elle doit être vue à l’Est, en Hongrie, comme l’expression d’une opposition à un relativisme occidental – désigné par Viktor Orban sous le nom d’« impérialisme moral » – accusé de préfacer la déconstruction du cadre familial. Cadre familial jugé à la fois essentiel à la stabilité de la société et à son devenir, dans un contexte démographique incertain, où le vieillissement de la population se conjugue à une natalité problématique (1,55 enfants par femme en 2018) et à une émigration conséquente de la jeunesse magyare vers les universités et les salaires occidentaux.

La Hongrie n’est-elle pas dans son bon droit ? Qui d’autres qu’elle peut décider de l’éducation qui doit être transmise à sa jeunesse ? La réponse à ces énoncés se trouve, pour Bruxelles, dans la référence à l’article 1 du traité de l’Union européenne (TUE), attachant la construction européenne à la quête d’une « union sans cesse plus étroite entre les peuples d’Europe ». Jamais cet article n’avait à ce point légitimé une ingénierie sociale « progressiste », contraire à la diversité des nations et aux processus démocratiques qui l’expriment.

« Nous devons être fiers de notre mode de vie européen », proclamait Ursula Von der Leyen en septembre 2019, quelques semaines après son élection à la présidence de la Commission. Une effusion doublée d’une ambition : la création d’un commissariat entièrement dédié à la protection dudit « mode de vie ». Et qui suscita d’emblée une vive polémique, portée par les eurodéputés Renew (libéraux), où siègent les élus En Marche, écologistes et sociaux-démocrates. Accusée de courir derrière la « vague populiste », l’ancienne ministre de la Défense d’Angela Merkel dut se montrer rassurante : l’objectif n’est pas de figer l’Europe dans une identité surannée, mais bien de défendre ses « valeurs », y compris contre « nos adversaires de l’intérieur » (sic) incarnés par l’hydre populiste. Listées à l’article 2 du TUE, ces « valeurs » – comme celle afférant au « respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités » – sont dites « communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme et la non-discrimination (…). »

Ainsi le conservatisme culturel et moral qui se fait jour à l’Est, et prétend préserver l’institution familiale ou le mariage traditionnel, n’est-il pas seulement jugé dépassé, mais attentatoire à l’affirmation d’un mode de vie européen attaché aux droits des minorités (sexuelles et culturelles).

L'idée d'asseoir une « fierté » communautaire sur un tel catalogue de principes, sanctifiés par un État de droit confondu avec la quête de droits individuels toujours plus étendus, rappelle le « patriotisme constitutionnel » cher à Jürgen Habermas.
Max-Erwann Gastineau

Dans son discours sur l’état général de l’Union prononcé en septembre 2020, Ursula Von der Leyen enfonça le clou, annonçant vouloir « s’attaquer aux préjugés inconscients » et, à cette fin, dessiner les contours d’un supranationalisme sociétal centré sur les revendications LGBT, comme la « reconnaissance mutuelle des relations familiales » (i.e : la généralisation du mariage homosexuel à l’ensemble européen).

L’idée d’asseoir une « fierté » communautaire sur un tel catalogue de principes, sanctifiés par un État de droit confondu avec la quête de droits individuels toujours plus étendus, rappelle le « patriotisme constitutionnel » cher à Jürgen Habermas. Dans les années 1980, le grand théoricien allemand proposa de forger le sentiment d’appartenance à une communauté civique, non plus sur l’exaltation de spécificités culturelles et spirituelles nationales – quintessence du nationalisme -, mais sur l’attachement des citoyens aux valeurs universelles de leur ordre juridictionnel.

Une proposition séduisante mais qui, dans les faits, suppose l’existence d’un accord tacite entre les membres d’une même communauté. Prenons un exemple. Si dans un certain contexte le principe de « non-discrimination » promu à l’article 21 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE peut être mobilisé pour promouvoir les revendications LGBT, en Pologne ce principe a été dernièrement activé par la présidente du Tribunal constitutionnel pour limiter l’avortement en cas de malformation du fœtus, considérant que cette pratique « eugéniste » (sic) révélait « une forme de discrimination » à l’encontre des personnes handicapées et attentait au « droit à la vie » protégé par la constitution de 1993 (et l’article 2 de la Charte européenne…).

En France, le principe de « non-discrimination » est souvent invoqué par les pourfendeurs de la loi de 2004 sur le port de signes religieux ostensibles à l’école. Faudra-t-il demain y renoncer, au nom des « valeurs européennes » et sous la pression d’organisations internationales acquises à la cause de minorités « stigmatisées » ? Quid du principe d’ « indivisibilité de la République », qui justifia aux yeux du Conseil constitutionnel le refus français de ratifier la Charte des langues régionales et minoritaires ? N’est-il pas à sa manière une insupportable entorse au pluralisme et au droit des « minorités » vivant sur notre sol ? Qu’en sera-t-il lorsque l’UE fera du contrôle de constitutionnalité « un élément du patrimoine commun constitutionnel à tout le continent », comme le préconise la Commission de Venise, qui conseille Bruxelles sur l’État de droit ? La notion d’ « identité constitutionnelle » des États membres, malgré sa reconnaissance à l’article 4 du TUE, permettra-t-elle encore à la France de défendre son modèle républicain, unique en Europe ?

Bruxelles doit renoncer à se muer en un club progressiste exigeant de ses nations une intégration toujours plus poussée, désormais aussi sociétale, culturelle, éducative.
Max-Erwann Gastineau

La reconnaissance de l’élasticité interprétative des « valeurs européennes », y compris des plus universelles d’entre elles, supposerait que nous consacrions la diversité philosophique et culturelle émanant des nations européennes comme pierre angulaire de notre « être-ensemble » européen. Elle impliquerait d’intégrer cette diversité au schéma d’une unité européenne que nous avons tendance à projeter dans le caractère intangible et rigide de principes juridiques vidant de leur substance les communautés politiques auxquelles les peuples continuent de se référer.

Loin d’y conduire, le recours intempestif à l’article 2 du TUE et aux « valeurs européennes » ressuscitent une guerre froide culturelle inutile. Les peuples ne sont pas solubles dans les traités. L’Europe peut-elle s’affirmer en opposant ses valeurs aux mœurs des pays qui la composent ? Quel contenu donner à ce « mode de vie » aujourd’hui opposé au renouveau conservateur sorti des urnes ? Qu’est-ce que l’Europe ? Une somme de valeurs justifiant l’affirmation d’un État de droit supranational capable de contraindre les nations récalcitrantes, ou bien l’émanation d’un substrat culturel essentiel à l’inscription des citoyens européens dans une continuité historique riche de sens ? Quid de nos « racines chrétiennes », qui devaient figurer en préambule de la défunte Constitution européenne ? Ne font-elles plus partie de nos « valeurs » ?

Face à l’échec du multiculturalisme en Europe, Angela Merkel déclarait en 2010 se sentir liée aux valeurs chrétiennes. « Celui qui n’accepte pas cela n’a pas sa place ici », conclut-elle dans un grand discours sur l’immigration. Soit peu ou prou les termes qui seront, cinq ans plus tard, évoqués par la Hongrie, la Pologne ou la Slovaquie sociale-démocrate pour s’opposer au mécanisme bruxellois de répartition automatique des migrants. Les racines chrétiennes légitiment-elles un accueil toujours plus large des réfugiés, ou la consolidation des fondations culturelles d’une civilisation millénaire ? Autant de questions qui n’ont pas fini de diviser le Vieux Continent, de raviver le clivage entre une Europe de l’Ouest hantée par les démons du nationalisme, et qui voit le droit et les normes contenus dans les traités comme un cran de sûreté, et une Europe de l’Est hantée par les démons de l’impérialisme, et qui voit la culture et les traditions nationales comme les gardiens d’une cité vulnérable.

Pour le devenir de l’Europe, Bruxelles doit renoncer à se muer en un club progressiste exigeant de ses nations une intégration toujours plus poussée. Intégration hier économique et institutionnelle. Intégration désormais également sociétale, culturelle et donc éducative. Le tout au nom de « valeurs » dont le contenu serait davantage déterminé par les ONG que par des gouvernements élus.

Lorsqu’Amnesty international accuse le pays d’Orban de créer un « environnement hostile » à la communauté LGBT, ou quand l’ONG américaine Human Rights Watch dépeint la nouvelle constitution hongroise – qui promeut les racines chrétiennes de la nation – comme coupable d’introduire une sémantique « discriminatoire envers les personnes LGBT », que nous disent-elles ? Que la neutralité culturelle des sociétés est la condition de leur ouverture ? Que la déconstruction est le seul avenir possible pour asseoir le « vivre-ensemble » ?

On connaissait le « there is no alternative » appliqué à l'économie, pour désigner la seule voie à suivre : la libéralisation. Il existe désormais un « there is no alternative » sociétal, niant les Parlements.
Max-Erwann Gastineau

De même que les organisations « racialistes » appellent à désoccidentaliser la culture et l’enseignement, en déboulonnant les bustes de nos antiques philosophes et les cours de grec et de latin enseignés dans nos écoles, au prétexte qu’ils créeraient un environnement hostile aux minorités ethniques, les militants du genre issus de la théorie queer théorisée par Judith Butler aspirent à « dé-traditionnaliser » la famille, déconstruire l’altérité homme-femme, abolir les notions de masculin et de féminin pour asseoir un monde liquide, prélude à l’affirmation d’une liberté maximale. À moins qu’il ne soit celui d’un constructivisme intégral ?

On connaissait le « there is no alternative » (« il n’y a pas d’alternative ») de Margaret Thatcher appliqué à l’économie, pour désigner la seule voie à suivre : la libéralisation. Il existe désormais un «there is no alternative» sociétal, niant les Parlements, repeignant nos impérieux droits de l’homme aux couleurs d’un droit-de-l’hommisme woke.

L’UE prend ses illusions postnationales pour des réalités et devient, comme l’annonçait en son temps un président de la Commission, José Manuel Barroso, un « empire non impérial ». Un « empire », c’est-à-dire une entité transnationale dominée par un centre (Bruxelles). « Non impérial », car il impose sa discipline à ses périphéries non par la force mais par le droit. Droit (procédures, mécanismes, règlements, directives…) qui légitime une limitation croissante de la marge d’action des États et, sous le regard attentif d’une « société civile » vindicative, l’uniformisation accélérée de l’espace européen.

Un modèle qui rappelle à s’y méprendre l’exemple canadien, où les juges constitutionnels sont moins chargés de défendre les normes consacrées par la Charte canadienne des droits et libertés que d’en élire de nouvelles, convoquées à l’appel de minorités agissantes. Autorisation du port du kirpan à l’école, interdiction des « violences éducatives » (fessées), légalisation du mariage homosexuel… plus aucune question n’échappent à la Cour d’Ottawa, transformée de facto en seconde chambre législative. Au cours de ses 30 années d’existence, la Charte canadienne, explique le quotidien montréalais Le Devoir, « a été l’ultime arme avec laquelle les groupes minoritaires ou militants ont défendu leur cause, et les tribunaux, l’arène suprême dans laquelle ces enjeux sociaux et moraux ont été tranchés. » Est-ce donc cela l’avenir de l’Europe ? Des principes vagues fixés par les traités et qu’il reviendrait aux juges et aux minorités organisées (ONG, associations…), en lieu et place des peuples et de leurs représentants, de réactualiser sans cesse ?

Croire que la seule Hongrie est visée par l’offensive sociétale découlant du vote d’une loi controversée serait une grave erreur. Nous sommes à un tournant de la construction européenne. Tournant dans lequel l’opposition « souverainistes » versus « européistes » s’avère complètement dépassée. Et dont l’enjeu principal rassemble tous les peuples autour d’une question : dans quelle Europe voulons-nous vivre ?

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