Des biens immobiliers d’une valeur de 350 millions d’euros : la belle vie des oligarques russes en France

« L’Obs », associé à un collectif de journalistes indépendants, a identifié une soixantaine de biens immobiliers en France appartenant à une trentaine de riches hommes d’affaires russes. Certains de ces avoirs pourraient être saisis dans le cadre des sanctions imposées par la France et l’Union européenne.

Une séance de pose fantaisie au bord de la piscine (17 041 « J’aime », 799 commentaires). Une série de portraits en bikini sur le pont du yacht (9 773 « J’aime », 98 commentaires). Et beaucoup d’autres clichés baignant dans la douce lumière du Sud. En août 2021, le mannequin russe Natalia Streshinsky documente avec application ses vacances sur la Côte d’Azur à l’intention de ses 777 000 abonnés Instagram. La villa sur la photo est adossée à une colline de Villefranche-sur-Mer offrant une vue imprenable sur le cap Ferrat, dans les Alpes-Maritimes. Le bateau, qui mouille actuellement au port d’Antibes, a été baptisé le « Nataly S » et vaut 17 millions de dollars, d’après le magazine « Forbes ». L’époux, lui, apparaît moins souvent dans l’interminable flux de photos de cette passionnée de fitness. Ivan Streshinsky, la cinquantaine rondouillarde et petite moustache, préside, entre autres responsabilités au sein de groupes russes, le conseil d’administration de Metalloinvest, une très grande société minière russe spécialisée dans le fer.

Le couple et ses trois enfants ne sont pas les seuls Russes fortunés à avoir investi dans l’immobilier de prestige en France. Certaines de ces propriétés sont déjà connues, comme celles de Roman Abramovich au cap d’Antibes, celle de sa femme à Saint-Tropez, ou celle d’Arkadi Rotenberg au cap Ferrat. Mais, alors que l’Union européenne et la France ont lancé une série de sanctions financières lourdes contre la Russie ainsi que des enquêtes pour saisir les biens et avoirs d’une centaine d’oligarques russes proches de Poutine, nous avons identifié une soixantaine de biens immobiliers en France appartenant à une trentaine de riches hommes d’affaires russes. Situés principalement à Paris et sur la Côte d’Azur, ils atteignent une valeur totale d’au moins 350 millions d’euros. Des informations jusqu’ici inédites comprenant des propriétés jusqu’ici inconnues.

Le gel des avoirs, pas leur confiscation

Grâce à des documents librement consultables sur les sites du gouvernement, concernant notamment les biens immobiliers en France et leurs propriétaires, « l’Obs », associé à un collectif de journalistes indépendants, a pu cartographier une partie de cette France des oligarques. Parmi les propriétaires russes de biens immobiliers français que nous avons découverts, beaucoup ne font pas, pour le moment, l’objet de sanctions, et quelques-uns ont même manifesté leur opposition à la guerre en Ukraine. Depuis le début de l’offensive russe, leur patrimoine n’en reste pas moins dans le viseur des autorités.
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Le 28 février, Bruno Le Maire annonce ainsi que ses services vont « poursuivre le recensement complet des avoirs financiers, des biens immobiliers, des yachts, des véhicules de luxe qui appartiendraient aux personnalités russes sous sanctions européennes ». Le ministre de l’Economie entend aussi ajouter de nouvelles personnalités à la liste déjà publiée au Journal officiel de l’Union européenne, « en raison de leur proximité avec le pouvoir russe ». L’ambition affichée : trouver les moyens juridiques permettant de « saisir l’intégralité des biens ». Au ministère de la Justice, on y travaille : pour le moment, la décision de l’UE ne permet que le gel des avoirs, pas leur confiscation. Depuis 2019, l’Union européenne a mis 699 personnes sous sanctions concernant le conflit en Ukraine, dont 507 depuis février 2022, d’après le site OpenSanctions.

Les fonctionnaires concernés ne devraient pas chômer. En plus des possessions de la famille Streshinsky, ils pourront s’intéresser à leurs voisins d’en face, sur le cap Ferrat. Une demi-douzaine d’oligarques possèdent des domaines sur la prestigieuse presqu’île, dissimulés derrière des haies ou de hautes palissades. Plusieurs font l’objet de sanctions, comme Alexandre Ponomarenko, qui y a acheté une gigantesque villa pour 91 millions d’euros en 2008. D’après Important Stories, un média russe qui a révélé cet achat avec le centre de journalisme d’investigation Bird, Alexandre Ponomarenko aurait servi de prête-nom à Vladimir Poutine dans l’achat d’un palace au bord de la mer Noire construit en 2005 et valant plus de 850 millions d’euros. En France, son achat est passé par une entreprise dont l’actionnaire majoritaire est « la mère de ses enfants », explique-t-il à Important Stories, ajoutant que « l’achat a été financé par des prêts ». La somme paraît pharaonique, mais la fortune de Ponomarenko, qui a dirigé le port de Novorossiisk, en Russie, est estimée à 2,7 milliards de dollars par Forbes. Ponomarenko a été placé sous sanctions européennes après le début de la guerre en Ukraine.

Ivan Streshinsky, lui, n’est ciblé par aucune sanction. Mais un de ses proches partenaires en affaires, Alicher Ousmanov, dont une villa en Sardaigne a été saisie par l’Italie il y a quelques jours, est l’un des 26 hommes d’affaires ciblés par l’UE. Ils collaborent ensemble au sein de Metalloinvest et se serrent les coudes. Quand en 2007 Ousmanov est accusé d’être un peu trop proche du Kremlin après avoir fait l’extravagante donation à l’Etat russe d’une collection d’art estimée à 25 millions de dollars, Streshinsky le défend dans le portrait que le « Financial Times » lui consacre en 2012 : « Vu la taille de son entreprise, il serait difficile de dire qu’il n’a pas de relation avec les autorités [russes]. Comme tout autre grand homme d’affaires dans le monde. »

La porosité des milieux d’affaires russes avec le pouvoir

Le message est clair : pour faire du business en Russie, mieux vaut développer les liens avec le pouvoir en place et rester dans ses bonnes grâces. Devant tant de porosité, qui faut-il inclure dans les mesures de rétorsion des pays occidentaux ? « Ce n’est pas une science mathématique, explique le professeur Gulnaz Sharafutdinova, une chercheuse spécialisée en politique russe au King’s College de Londres. Ces listes sont basées sur la connaissance que les gouvernements peuvent avoir des hommes d’affaires permettant au système de tenir en place. Les critères retenus comme leur analyse varient selon les pays. »

Dans les années 1990, explique la chercheuse, il y a eu une certaine diversité dans les moyens permettant aux Russes de faire fortune, par exemple le commerce du pétrole ou le secteur de la construction. La situation a changé radicalement dans les années 2000 : les meilleures opportunités sont alors venues des contrats passés avec l’Etat, notamment pour les travaux routiers ou l’infrastructure des jeux Olympiques. Gulnaz Sharafutdinova poursuit :
“« Ces contrats énormes étaient généralement contrôlés par des structures proches de Poutine et de ceux qui, avec lui, détenaient le pouvoir. On a assisté à une concentration de la richesse et à l’ascension d’une élite économique liée, d’une façon ou d’une autre, avec le politique. Les oligarques plus indépendants ont été mis de côté ou sont partis en exil. »”

Même s’il ne pouvait pas anticiper la crise actuelle, Ivan Streshinsky a pris certaines précautions avant d’investir en France. L’achat de sa maison de Villefranche-sur-Mer, en 2013, était dissimulé derrière une entreprise domiciliée aux îles Vierges britanniques, Iveni Holdings Limited. Mais depuis 2017, les entreprises françaises sont obligées de déclarer leurs bénéficiaires effectifs. Ivan Streshinsky, dont le prénom officiel est Vladimir, et sa femme sont donc apparus sur les documents de relatifs à l’entreprise.

Un montage similaire a été utilisé pour sa société française basée à Verrières-le-Buisson, dans l’Essonne. Moins glamour que la Côte d’Azur ? Pas sûr : à cette adresse se trouve le château de Marienthal, que le couple Streshinsky a acheté il y a une dizaine d’années. Construits en 1859, la demeure et son grand domaine ont appartenu à la famille Wildenstein pendant près d’un siècle. A partir de 2014, certains de ses membres se retrouvent au cœur d’une des plus grandes affaires françaises de fraude fiscale et blanchiment d’argent. L’affaire est maintenant devant la justice, et le paiement des Streshinsky a été saisi par le fisc, qui estime que la transaction a été sous-évaluée. Contacté par « l’Obs », Streshinsky n’a pas répondu aux questions que nous lui avons envoyées.

Attention aux clichés, cependant : certains Russes rechignent à étaler leur richesse. « Acheter une maison en France n’était pas une question de prestige », explique, pour sa part, Dmitri Konov à un journaliste de l’agence de presse étatique russe Tass en 2020. Le millionnaire est à la tête de l’entreprise pétrolière Sibur, qui a bénéficié de prêts extrêmement avantageux du gouvernement russe en 2015, d’après des documents obtenus par Reuters. Pour prouver son humilité, Dmitri Konov explique au journaliste qu’il n’a pas de yacht. Certes, il a acheté une villa avec piscine et une superbe vue sur Cannes, mais « c’était pour éviter toutes les complications : réserver un hôtel, faire et défaire nos bagages… ». D’ailleurs, « ma femme et moi n’y allons pas très souvent. » Sollicité par « l’Obs », il n’a pas répondu à nos questions.

Plusieurs oligarques ont appelé à la fin de la guerre

Face à la décontraction affichée par le puissant homme d’affaires, que pèsent vraiment les volées de sanctions décidées en urgence par l’Occident ? Pour Gulnaz Sharafutdinova, « il est certain qu’elles sont déjà extrêmement effectives, et que leur impact économique, et malheureusement leur impact social, va être très profond ». Elle pense possible « une réaction de la crème de l’élite russe, qui pourrait conspirer contre Poutine pour arrêter la guerre ». Cependant, « il faut garder en tête que le président russe est un ancien agent du renseignement. Je n’ai aucun doute qu’il existe un système pour surveiller et anticiper de telles actions. Quel côté va gagner ? Je ne le sais pas ».

Plusieurs oligarques ont d’ailleurs ouvertement appelé à la fin de la guerre, mais loin de la Russie. Boris Mints, fondateur du fonds d’investissement O1 Group, qui vit désormais en exil, a même comparé la guerre à l’invasion de la Pologne par Hitler en 1939 dans son blog sur le site Jewish News. Recherché par la police russe pour fraude, il apparaît avec sa femme et son fils sur les documents de propriété de deux maisons avec piscine à Théoule-sur-Mer, près de Cannes, achetées via des sociétés immatriculées dans des paradis fiscaux. Contacté par « l’Obs », Boris Mints indique que ces propriétés ont été acquises il y a une dizaine d’années grâce à un trust familial et un emprunt contracté « auprès d’une grande banque française ».

En France, certains n’ont pas attendu les décisions officielles pour s’en prendre aux biens immobiliers des Russes. Des tags anti-Poutine et des inscriptions en soutien à l’Ukraine ont ainsi été découverts le 26 février sur la villa de l’ex-épouse de Poutine à Anglet, dans les Pyrénées-Atlantiques. Gulnaz Sharafutdinova s’inquiète d’ailleurs d’une multiplication de ce type de représailles sauvages. Sur la plage de Biarritz toute proche, une gigantesque maison de 300 mètres carrés risque ainsi d’attirer l’attention. Depuis 2012, elle appartient à Kirill Chamalov, un achat révélé par Reuters en 2014. L’homme est visé par des sanctions américaines depuis 2018. Taquin, le Trésor américain fait remarquer dans l’annonce de la décision que la fortune de Chamalov s’est rapidement étoffée après qu’il a épousé la fille de Poutine, Katerina Tikhonova, en 2013. Chamalov a pu acheter des actions de Sibur à très bas prix et il a obtenu un prêt d’un milliard de dollars de Gazprombank, une banque d’Etat qui fait elle aussi l’objet de sanctions. Il n’a pas répondu aux questions envoyées par « l’Obs » à son avocat.

Cet aréopage de riches Russes profitera-t-il à nouveau de la douceur du climat azuréen ? L’interdiction des vols en provenance de la Russie décidée par l’UE va rendre leurs déplacements difficiles. Mais certains veulent aller plus loin. Dans son discours au Parlement européen du 1er mars, la présidente maltaise Roberta Metsola explique que « les oligarques de Poutine ne doivent plus pouvoir se payer un vernis de respectabilité en investissant dans nos villes ou nos clubs de sport. Leurs superyachts ne trouveront plus refuge dans nos ports ».

La pression vient aussi des candidats à la présidentielle française, notamment à gauche. Yannick Jadot comme Jean-Luc Mélenchon ont appelé à la saisie des avoirs immobiliers. Fabien Roussel veut même les réquisitionner « pour héberger les réfugiés ukrainiens qui fuient la guerre ».

Outre la composition des listes de personnalités à sanctionner, leur taille pose aussi question. Pour l’économiste Thomas Piketty, il faut ratisser plus large : « On vise quelques centaines de personnes, mais c’est plusieurs dizaines de milliers qu’on devrait cibler », expliquait-il le 4 mars sur France-Inter. « Au Laboratoire sur les Inégalités mondiales, on a calculé qu’environ 20 000 Russes possèdent plus de 10 millions d’euros d’actifs, dont la moitié ou les trois quarts sont dans les pays occidentaux, à Courchevel, à Londres, au Luxembourg, à New York… »

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