Cheikh Anta Diop, l’hérétique

Odile Tobner poursuit sa série de portraits de figures de la lutte anticoloniale avec le Sénégalais Cheikh Anta Diop, scientifique, historien, anthropologue et homme politique. Les premiers portraits, consacrés à Mongo Béti et Frantz Fanon, sont parus respectivement dans les numéros de janvier et février 2022.

Mis au ban de l’université française avec une virulence et un acharnement singuliers, sans rémission à ce jour, Cheikh Anta Diop est le fondateur d’une anthropologie africaine qui, vouée au dénigrement, au mépris et à la caricature, résiste obstinément, tel un roc, sûre de sa force.

Un homme de la Renaissance

Né en 1923 au Sénégal, dans le village de Caytou, fondé par son grand-père, au nord de Bambey, région de Djourbel, Cheikh Anta Diop, après avoir été scolarisé à l’école coranique puis à l’école française de sa région natale, poursuit ses études secondaires à Dakar et Saint-Louis.

Il obtient un double baccalauréat, en philosophie et en mathématiques. Il manifeste ainsi précocement l’étendue de son intelligence dans l’accès à la connaissance. Ce sera la marque du chantre de la Renaissance africaine, comme ce fut celle de l’esprit de la Renaissance en Occident, tel que le décrit Pascal : « Puisqu’on ne peut être universel et savoir tout ce qu’on peut savoir sur tout, il faut savoir un peu de tout. Car il est bien plus beau de savoir quelque chose de tout que de savoir tout d’une chose ; cette universalité est la plus belle. »

En 1946 il arrive à Paris pour faire des études de physique et chimie. Il suit l’enseignement de Frédéric Joliot-Curie ; mais il s’intéresse aussi à l’histoire et aux sciences sociales en assistant aux cours de Gaston Bachelard. Scandalisé de l’affirmation de l’ethnologie coloniale, prétendant que l’Afrique n’a pas d’histoire, il s’appuie sur des auteurs de l’Antiquité grecque et des Modernes comme Volney, pour poser, dans sa thèse de doctorat, sous le titre Qu’étaient les Egyptiens prédynastiques ?, le fait que l’Égypte antique était noire1. Ce projet de thèse est refusé a priori et Cheikh Anta Diop en fait un livre fondateur : « Nations nègres et culture » (1954).

Après avoir déposé un nouveau sujet de thèse en 1956, « L’Afrique noire précoloniale. Étude comparée des systèmes politiques et sociaux de l’Europe et de l’Afrique noire de l’Antiquité à la formation des États modernes », et produit comme thèse secondaire « L’Unité culturelle de l’Afrique noire » (1959), Cheikh Anta Diop soutient sa thèse le 9 janvier 1960. La séance est très longue et houleuse. Le postulant qui, de l’avis unanime s’est montré particulièrement brillant – ce qui, à la limite, sera retenu contre lui, puisqu’on le traitera de « prestidigitateur » – obtient la mention « honorable ». Dans les us et coutumes du sérail cette mention inhabituelle – le « très honorable » étant de règle même pour les plus ternes prestations – lui interdit pratiquement d’enseigner à l’Université. Quelques appréciations prononcées par les membres du jury, interrogés à l’issue de la soutenance, sont à retenir : André Aymard, doyen de la Faculté des Lettres, président du jury : « De l’entêtement, malgré mes conseils… » ; André Leroy-Gourhan : « Votre indiscipline… » et enfin le must, Roger Bastide : « Vous êtes encore trop jeune pour traiter des questions aussi étendues… » – Cheikh Anta Diop a alors 37 ans. Mais il y a mieux, puisqu’un certain Yves Florenne avait précédemment désigné « Nations nègres et culture » comme « un manifeste de racisme et d’impérialisme noirs »2. Mentionnons cependant une voix discordante, celle de Georges Gurvitch, sociologue, professeur à la Sorbonne : « La civilisation de l’ancienne Égypte ne serait pas possible sans le grand exemple de la culture négro-africaine, et elle n’en fut, très probablement que la sublimation »3.

Une synthèse magistrale

Cheikh Anta Diop a fait, sur l’histoire et les civilisations africaines, le même travail que Georges Dumézil sur les Indo-Européens : une vaste synthèse joignant la raison et l’intuition, étayées par l’esprit critique, pour faire émerger ce qui relève de l’évidence, une fois ôtées les œillères des préjugés. De même que le postulat d’un foyer indo-européen d’origine préhistorique a structuré la connaissance des langues et des civilisations européennes dans leur diversité, de même le postulat d’un foyer de civilisation dans la haute vallée du Nil, produisant aussi bien la civilisation égyptienne en descendant vers le Nord, dans la vallée du Nil, que les autres cultures qui se répandent vers le Sud, le Centre et l’Ouest de l’Afrique, est fondateur d’une véritable archéologie africaine. D’innombrables phénomènes reçoivent là une explication cohérente. Sauf que Dumézil, même s’il se heurta aux critiques de certains spécialistes étroitement myopes, jouit d’un prestige inégalé dans le monde académique, tandis que Cheikh Anta Diop est resté l’objet d’une indécrottable vindicte de la part des tenants de la science coloniale.

En octobre 1960, Cheikh Anta Diop, bien que docteur, est nommé assistant à l’université de Dakar et affecté à l’Institut français d’Afrique noire (IFAN), créé et dirigé par Théodore Monod de 1938 à 1965. Il ne pourra pas dispenser des cours en sciences sociales, barré par l’opposition à sa carrière d’enseignant du président Senghor, aligné sur le verdict de l’Université française et surtout animé d’une hostilité personnelle envers un intellectuel qui est tout son contraire. Cheikh Anta Diop, encouragé par Théodore Monod qui lui laisse carte blanche, crée un laboratoire de datation au carbone 14 au sein de l’IFAN dès 1961. Ce laboratoire abrite ses recherches en sciences humaines : archéologie, préhistoire, histoire, mais aussi géologie, climatologie. Cheikh Anta Diop publie le fruit de ses recherches dans « Antériorité des civilisations nègres. Mythe ou vérité historique ? » (1967). Puis il entreprend une vaste étude des langues africaines pour retracer le passé du continent dans « Parenté génétique de l’égyptien pharaonique et des langues négro-africaines » (1977).

Un militant politique

Cheikh Anta Diop ne s’enferme pas pour autant dans ses activités de recherche. Parallèlement il a toujours été un militant politique actif. Dès son arrivée en France il crée ou prend des responsabilités dans les associations étudiantes qui soutiennent la revendication d’indépendance des colonies. Rentré au Sénégal, il crée en 1961 un parti, le Bloc des Masses Sénégalaises (BDS), qui s’oppose au régime néocolonial de Senghor, ce qui lui vaut un mois d’emprisonnement en 1962. Le parti est dissous en 1963 par le pouvoir. Immédiatement C. A. Diop crée le Front National Sénégalais (FNS), qui sera également dissous en 1964. En 1976, quand Senghor décide d’autoriser trois partis politiques en leur assignant lui-même leur orientation politique et s’adjugeant l’étiquette « socialiste », C. A. Diop crée le Rassemblement National Démocratique (RND). S’ensuit une bataille judiciaire contre le classement senghorien arbitraire et le refus d’accorder le récépissé de création du RND, qui n’en aura pas moins une activité publique jusqu’à sa reconnaissance officielle en 1981, quand Abdou Diouf succède à Senghor. C’est aussi après le départ de Senghor que C. A. Diop pourra enfin enseigner à l’Université de Dakar qui porte aujourd’hui son nom. Ce fut pour un temps très bref puisqu’il décède subitement le 7 février 1986.

Le combat continue

L’apport de Cheikh Anta Diop à la connaissance de l’Afrique n’a pas cessé d’être contesté en France, témoin l’article de Wikipedia qui le concerne, qui fait sans cesse l’objet de remaniements contradictoires, au point de devenir totalement confus et incohérent. Mieux vaut se référer au Maitron, qui, sous la plume de Martin Mourre, est d’une parfaite objectivité4, reconnaissant la place éminente occupée par un intellectuel d’exception. Il est plaisant par contre de voir l’ardeur des passions médiatiques se déchaîner à propos de l’Antiquité égyptienne à l’occasion d’une exposition à Paris sur Toutankhamon. L’hebdomadaire Le Point a interviewé l’égyptologue Bénédicte Lhoyer5, sous prétexte que quelques Africains ont manifesté devant l’entrée contre ce qu’ils estiment une présentation erronée du sujet, omettant l’origine nègre de la civilisation égyptienne. Bénédicte Lhoyer dénonce une « OPA sur l’Égypte ancienne ». Elle affirme catégoriquement : « il y avait toutes les variantes de couleurs de peau possibles chez les Égyptiens », « il s’agissait de gens venant de partout », « L’Égypte ancienne, comme l’actuelle, est issue d’un mélange ». D’où peut-elle tenir cela quand on constate que les plus anciens vestiges de l’ère pharaonique se situent dans la haute vallée du Nil, site où on ne peut guère arriver de partout. Elle explique avec une assurance tant soit peu présomptueuse : « D’autres statues ont la peau noire, car, dans l’Égypte ancienne, c’était la couleur de la résurrection », « L’iconographie égyptienne ne représente pas la réalité, mais la conception qu’avaient les Égyptiens de leur monde ». Tout cela parce que certains ont « ce besoin de faire de l’Égypte un royaume uniquement africain », ce qu’elle qualifie d’« ubuesque », « délirant », « farfelu ». Et puis sur ce Cheikh Anta Diop qu’on lui objecte toujours : « Il a cette aura de personne savante, car il a fait ses études à Paris ». Pour conclure « On sent qu’il existe un courant qui veut nous interdire la réflexion et la pensée ». Que serait-ce si on lui avait refusé son sujet de thèse, interdit d’enseigner, dissous ses associations politiques – mais non, impossible, elle ne fait pas de politique – bannie des cercles académiques ?

La seule question qu’on se pose c’est : pourquoi cela les gêne-t-il tellement qu’on dise que le Égyptiens de la haute antiquité étaient noirs ? Pourquoi ces contorsions pathétiques pour le nier ?

Odile Tobner


Extrait de la conférence de Cheikh Anta Diop à l’Université de Niamey, Niger – 1984

« Je crois que le mal, que l’occupant nous a fait n’est pas encore guéri, voilà le fond du problème. L’aliénation culturelle finit par être partie intégrante de notre substance, de notre âme, et quand on croit s’en être débarrassé, on ne l’a pas encore fait complètement.

Souvent le colonisé ressemble un peu, ou l’ex-colonisé-même, ressemble un peu à cet esclave du XIXe siècle, qui, libéré, va jusqu’au pas de la porte et puis revient à la maison, parce qu’il ne sait plus où aller. Il ne sait plus où aller… Depuis le temps qu’il a perdu la liberté, depuis le temps qu’il a acquis des réflexes de subordination, depuis le temps qu’il a appris à penser à travers son maître. C’est un peu ce qui est arrivé aussi à l’intelligentsia africaine, dans son ensemble ; parce que, en dehors de quelques unes, toutes les questions que vous m’avez posées reviennent à une seule : Quand est-ce que les blancs vous reconnaîtront-ils ? Parce que la vérité sonne blanche. C’est cela. Mais c’est dangereux ce que vous dîtes, parce que, si réellement l’égalité intellectuelle est tangible, l’Afrique devrait, sur des thèmes controversés, être capable d’accéder à la vérité par sa propre investigation intellectuelle, se maintenir à cette vérité jusqu’à ce que l’humanité sache, que l’Afrique ne sera plus frustrée, que les idéologues perdront leur temps, parce que ils ont rencontré des intelligences égales qui peuvent leur tenir tête sur le plan de la recherche de la vérité.

Mais vous êtes persuadés que, pour qu’une vérité soit valable et objective, il faut qu’elle sonne blanche. Mais ça, c’est un mépris de notre race qui doit disparaître. Et ce sont justement les blancs qui vont nous y aider. Moi, si je n’étais pas intimement persuadé de l’égalité des races, si je n’étais pas intimement persuadé de la capacité de chaque race de mener sa destinée intellectuelle et culturelle, mais, je serais déçu, que ferions-nous dans le monde ? S’il y avait réellement cette hiérarchisation intellectuelle, mais il faudrait s’attendre à une disparition d’une manière ou d’une autre, parce que le conflit, il est partout, il est à tous les niveaux, il est dans tous ces débats, il est jusque dans nos relations internationales les plus feutrées. Nous menons et on mène contre nous le combat le plus violent, plus violent même que celui qui a conduit à la disparition de certaines espèces. Et il faut, justement que votre sagacité intellectuelle aille jusque-là. Alors donc, toutes les questions que vous m’avez posées reviennent à peu près à la même : les blancs vous nient, ils ne vous ont pas encore reconnu, nous sommes donc dans le cirage, nous sommes dans le vague, nous sommes dans la brume.

Non, ce que j’ai dit un peu dans la préface à Obenga, c’était cela : que par la connaissance directe, l’Afrique doit être capable de saisir une vérité, de savoir qu’elle est en possession d’une vérité – quel que soit le domaine d’ailleurs, ce n’est pas seulement dans le domaine culturel – et de se maintenir au niveau de cette vérité, en prenant des mesures conservatoires, jusqu’à ce que tout le monde joue le même jeu, jusqu’à ce que l’on sache que la supercherie, c’est fini ! On n’a plus affaire à des enfants ou à des nouveau-nés.

Mais, c’est là à la fois une réaction intellectuelle, une réaction culturelle, ça demande la mobilisation de toutes les capacités de l’être : un être qui, abstraction faite de son aliénation, a les mêmes capacités que n’importe quel autre être. Alors, regardez, dès que vous parlez de patrimoine culturel, la gauche occidentale et la droite se touchent. Et souvent la gauche est plus minable que la droite. (…Rires et applaudissement…)

Faîtes l’expérience : on vous accorde l’égalité abstraite mais l’idée que des nègres aient pu connaître une promotion historique dans le passé leur est réfractaire. Ils sont réfractaires à cette idée. C’est parce que leur formation intellectuelle tardivement acquise se situe au niveau très superficiel, au niveau du cortex au niveau de l’intellect, mais la formation qu’ils ont reçue, tous, dans leur plus tendre enfance, les clichés auxquels ils sont habitués dans leur environnement d’enfance, les caricatures et tout – comme je vous le montrais ici aussi : dans le monde méridional c’était l’inverse – tout cela les empêchait, les rendait aveugles ; ce n’est pas pour observer des vérités comme celles que nous leur proposions.

Par conséquent, il n’y a qu’un seul salut, c’est la connaissance directe et aucune paresse ne pourra nous dispenser de cet effort. Il faudra absolument acquérir la connaissance directe. À formation égale, la vérité triomphe. Formez-vous, armez-vous de science jusqu’aux dents – c’est ce que j’ai dit à Obenga – et arrachez votre patrimoine culturel. Alors – ou alors traînez-moi dans la boue si, quand vous arriverez à cette connaissance directe, vous découvrez que mes arguments sont inconsistants – c’est cela, mais il n’y a pas d’autre voie. »

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