Il n’y a pas de fête à la guerre

«L’essence même de l’Homme est le désir d’être heureux, de bien vivre, de bien agir». ~ Baruch Spinoza

Mon petit-fils de 15 ans, Camille, fait un stage de 15 jours (de 11h à 19h tous les jours, sauf le samedi) au rayon enfants d’un magasin de vêtements du 19ème arrondissement de Paris. Il est en seconde et comme l’Éducation nationale a besoin des locaux de son école pour organiser le BEPC et/ou le BAC, ils ont trouvé cette solution pour occuper un peu plus longtemps les élèves de seconde. Mais comme toujours désormais dans l’Occident déclinant, c’est juste une mesure palliative qui n’a pas de fonction éducative (alors qu’elle aurait pu en avoir une comme cet article va le montrer) car on ne leur a pas demandé de rédiger un rapport de stage.

Un jeune, un stage

L’application Un jeune, un stage a été mise à la disposition des élèves. Les logiciels, c’est à peu près le seul domaine, avec les consignes débiles et/ou liberticides, où l’État Français excelle… enfin en quantité, pas en qualité. Parcours Sup, par ex, devrait plutôt s’appeler Parcours du combattant, tellement cette application complique la vie des élèves de terminale ! Par chance, Camille n’a pas eu besoin d’avoir affaire à Un jeune, un stage et il ne connaît personne qui l’ai fait. C’est sa mère qui travaille dans le textile qui lui a trouvé ce stage évidemment non rémunéré.

C’est le second stage que fait Camille. En 3ème, il a fait un stage d’observation d’une semaine dans une entreprise de textile. Là, il n’a pas travaillé à proprement parler. On lui a juste expliqué le fonctionnement de certaines opérations commerciales. C’était très théorique et cela ne l’a pas beaucoup intéressé, mais physiquement ce n’était pas fatiguant du tout.

Cette fois c’est tout autre chose ! Le magasin de vêtements du 19e vend des vêtements bons marchés à des clients modestes. Il n’y a pas de réserves, de sorte que tout le stock est en rayon. Les stagiaires au nombre de 4, un par rayon, passent leur journée à ranger les vêtements qui ont été dépliés et mélangés par les clients. Le magasin fonctionne avec un encadrement de chefs de rayon salariés qui gèrent des stagiaires non rémunérés qui sont là pour de courts laps de temps (de 15 jours à quelques semaines) puis remplacés par d’autres stagiaires. Ils travaillent 8 h par jour, debout, avec seulement une heure de pause pour déjeuner, sous la double pression de la direction et des clients.

Avant son stage, je l’avais prévenu que le plus dur serait certainement d’être debout toute la journée et j’avais émis l’espoir que le magasin serait au moins climatisé (il l’était !) car la météo annonçait de grosses chaleurs.

Samedi midi, au milieu de son stage, on est allé déjeuner ensemble et je lui demandé comment c’était passé sa première semaine et ce qu’il en avait retiré de positif et de négatif.

Un plongeon dans la dure réalité des rapports d’exploitation

«Eh bien j’ai décidé de mieux travailler à l’école, car je ne veux pas faire ce métier-là ! m’a-t-il répondu impétueusement. C’est trop dur, on travaille tout le temps, on n’a pas le droit de s’assoir et j’ai eu mal aux jambes toute la semaine. Il y a un système de remises extrêmement complexe qu’on doit constamment expliquer aux clientes. Je suis épuisé !

«Le positif c’est qu’on s’est vite lié d’amitié avec les autres stagiaires, on s’est tout de suite parlé, on s’entr’aide et on rigole en douce. On a développé comme une forme de résistance contre la patronne. Dès qu’elle tourne le dos, on en profite pour s’assoir et rigoler. Elle m’a surpris une fois, et elle m’a dit de me lever parce que ça ne donnait pas une bonne impression à la clientèle. Lundi, elle ne sera pas là, j’en profiterai pour m’assoir. Il y a quelques caméras, mais on sait où elles sont. Ma chef de rayon est une étudiante en alternance et elle est gentille. C’est sa deuxième année dans ce magasin mais elle a trouvé une autre entreprise pour l’année prochaine, car elle trouve que c’est trop dur ici, il n’y a pas assez de pauses, les clients sont difficiles.

«Le gardien qui fait la sécurité m’a raconté que lorsqu’il voyait sortir quelqu’un qui lui paraissait suspect, il faisait sonner le bip qu’il avait dans sa poche, comme cela il pouvait contrôler le sac de la cliente…

«Je crois que je vais me faire porter pâle pour ne pas finir le stage, a-t-il conclu. La seule chose qui me fait hésiter c’est que les autres auront plus de travail».

Nous nous sommes retrouvés une semaine plus tard. Il n’avait pas tenu… Il a prétexté d’un problème au pied pour manquer un jour et demi, mais il est allé dire au revoir à tout le monde le dernier jour. Ce qui fait qu’il a tout de même bouclé la boucle.

«Il y a eu une petite fête pour le départ des stagiaires ? lui ai-demandé inconsciemment

– Il n’y a pas de fête à la guerre ! m’a-t-il rétorqué vivement, avec une certaine acrimonie même, puis, sentant l’agressivité dans sa voix, il a vite corrigé :

– Je plaisante !

– Tu sais, être en colère, révolté, quand on abuse de toi, c’est normal, c’est même sain… Cela montre que tu es conscient de ce qui t’arrive et que tu as de l’honneur et de la dignité, ai-je dit pour le rassurer.

Comme Camille envisage de faire une école de commerce, nous parlons beaucoup d’économie. Je lui parle de la lutte des classes, des luttes non violentes de Gandhi, de la domination du capitalisme financier sur nos pays, de l’instauration d’une dictature des milliardaires à travers l’UE. Je lui explique comment le vocabulaire évolue pour justifier le dépouillement des populations laborieuses au profit des puissances financières parasitaires. Dans leur livre «Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité», David Graeber et David Wengrow montrent comment le terme lutte contre les inégalités a remplacé dans le vocabulaire lutte des classes. Tandis que cette dernière expression était parfaitement claire, la lutte contre les inégalités est quelque chose de flou, vague et désincarné, qui permet de discuter éternellement de la manière de les réduire sans nommer les responsables, permettant ainsi aux dites inégalités de se creuser tranquillement.

De la résistance passive à la résistance active

Pour la première fois, Camille a vécu dans sa chair la violence sociale, avec ses corollaires : la solidarité entre les opprimés et la révolte contre l’oppresseur. Il ne lui a pas fallu une semaine pour développer une forme de résistance passive. Au commencement, la résistance est toujours passive. Pour passer à la résistance active, il faut comprendre les processus d’exploitation. Il faut avoir un idéal politique qui s’appuie sur une éthique et des connaissances économiques, historiques et politiques. Il faut avoir des amis, une solide confiance en soi et de l’expérience. Tout cela ne s’acquiert pas en un jour.

Ce qui est frappant dans l’expérience de Camille, c’est que personne n’était vraiment dur, même la directrice aidait à ranger les vêtements quand il n’y avait personne à la caisse. Ce ne sont pas les gens qui sont en cause, c’est le système néolibéral monopolistique mondialisé, qui met en concurrence déloyale des salariés, des entreprises et des pays qui n’ont pas les mêmes lois ni les mêmes niveaux de vie, et dont la seule finalité est l’accumulation de profits qui ne profitent qu’à une toute petite minorité au détriment de la vaste majorité. Selon Oxfam, «les 1% les plus riches ont plus de richesses que l’ensemble des 95% les plus pauvres de la population mondiale».

J’ai demandé à Camille s’il y avait un syndicat dans son entreprise, mais il ne savait pas. De fait, quand on voit l’inodore, incolore et sans saveur Sophie Binet à la tête de la CGT, on comprend que le syndicalisme ne représente pratiquement plus que lui-même. Depuis que la grande finance apatride a pris le contrôle de notre pays avec la complicité de la classe dirigeante française, le syndicalisme bascule de plus en plus dans l’atlantisme, le bellicisme, le wokisme, l’immigrationnisme, le sociétalisme, bref tout ce que le Grand Capital a mis à la mode pour pouvoir piller l’économie française tranquillement, à l’abri des regards. D’ailleurs les syndicats adoptent de plus en plus le vocabulaire des maîtres, ils parlent eux aussi de lutte contre les inégalités…

Il y a encore des luttes sociales, mais ce sont des luttes d’arrière-garde qui partent de la base à l’occasion d’une faillite, d’une délocalisation, d’un dégraissage et d’abus par trop phénoménaux.

Pourquoi les Français laissent-ils détruire la Sécurité sociale ?

Si les Français se laissent dépouiller de leurs acquis sociaux, c’est à mon avis, parce qu’ils ne savent pas ce qu’ils perdent. Pratiquement dès que la sécurité sociale a été mise en place par les ministres communistes de de Gaulle, elle a été l’objet des attaques virulentes du patronat, furieux de voir les quelques 400 milliards de la Sécu gérés par les syndicats et lui échapper. Cela fait donc des décennies que les Français entendent les gouvernement successifs, relayés par les médias subventionnés, dénigrer la Sécurité sociale.

Ils ne savent donc pas ce qu’est vraiment la sécurité sociale, ni ce qu’elle représente comme avancée sociale, ni comment elle fonctionne ni comment les gouvernements successifs, y compris de Gaulle lui-même, ont essayé de la détruire, pour pouvoir privatiser tout ce qu’elle couvre : la santé, les retraites, le chômage, etc., au profit de leurs amis milliardaires.

Pour que les gens valorisent leur patrimoine culturel, social et économique, il faut entretenir la connaissance et la reconnaissance de ceux qui en bénéficient. C’était, selon Pierre Clastres, le rôle du chef amérindien de la tribu dans laquelle il vivait – un chef qui n’avait par ailleurs aucun pouvoir car aucun Amérindien n’aurait toléré qu’on lui dise quoi faire. Tous les matins, il se lançait dans un discours sur les traditions de la tribu. Dans une société de tradition orale, ce discours, que personne n’écoutait vraiment, remplaçait notre télévision, sauf que leurs valeurs promues étaient le respect et la reconnaissance. Respect et reconnaissance pour ce que leurs ancêtres et le Grand esprit leur avait légué, pour la parole donnée, pour les autres à travers l’entraide mutuelle, la protection des plus faibles, la gentillesse envers les enfants, pour la bravoure et l’esprit de sacrifice des guerriers qui défendent la tribu. La preuve que la vie était infiniment plus agréable, plus enrichissante et plus joyeuse chez les Amérindiens (où les inégalités n’existaient pas, ni la solitude, ni la faim), c’est que tous ceux qui avaient connu les deux sociétés préféraient vivre chez les Amérindiens, comme le montrent encore David Graeber et David Wengrow dans leur Histoire de l’Humanité.

L’éternelle réforme (lire réduction de la durée et du montant) de la retraite

C’est encore une fois tout l’enjeu des soi-disant négociations en cours sur les retraites. Sous le faux prétexte que le système par répartition est déficitaire, qu’il pèse trop sur les actifs et les entreprises, ils veulent le capitaliser pour enrichir toujours plus les milliardaires qui les ont portés au pouvoir.

Le pilonnage est terrible et incessant. C’est extrêmement difficile d’y résister. Moi-même, je me surprends parfois à parler de charges au lieu de parler de cotisations. La sécurité sociale (donc les retraites) est financée par les cotisations prélevées sur les salaires des travailleurs. Ce serait peut-être mieux et plus juste – car aujourd’hui avec la mondialisation et l’informatique, certaines entreprises font beaucoup de profit sans avoir de salariés – qu’elle soit financée par une taxe sur la valeur ajoutée, mais ce n’est pas l’objet du débat car il s’agit, pour les vautours qui nous gouvernent, de faire passer le magot de la sécurité sociale dans la poche du Capital financier, pas d’améliorer la Sécurité sociale.

Bref, charges est le mot qu’impose les pouvoirs en place pour remplacer cotisations, dont l’avantage principal, pour la population, est qu’elles sont fléchées, c’est-à-dire que le gouvernement ne peut pas donner cet argent à l’Ukraine, ni à l’UE, ni à ses copains, ni à personne ; l’argent des cotisations doit aller vers ce à quoi il est destiné sur la fiche de paie : maladie, maternité, invalidité-décès, accidents de travail et maladie, professionnelles, retraite etc. Le mot charges sert à discréditer le financement actuel de la sécurité sociale en le faisant passer pour un poids injuste et quasiment illicite pour les salariés et les entreprises. D’ailleurs les multiples allègements de charges (de cotisations) ont pour but à la fois de permettre aux entreprises de faire plus de profit ET de vider les caisses de la sécurité sociale pour avoir ensuite une bonne raison de la privatiser.

Quand les Français devront payer 100 euros pour consulter un médecin généraliste et plusieurs centaines de dollars pour faire les analyses ou examens complémentaires prescrits, quand ils n’auront plus de retraite parce que leur Capital retraite, comme ils disent, aura été avalé par la Bourse, quand, au chômage, ils ne toucheront plus d’allocations, quand il devront, comme à Gaza, se nourrir uniquement de soupes claires de lentilles rouges, sans même un morceau de pain à tremper dedans, ils se réveilleront certainement, mais ce sera trop tard !

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