Les territoires entre les grandes puissances – les confins – ont toujours été l’objet d’affrontements. Il en va de même pour les pays situés entre la Russie et l’Occident, ceux qui faisaient autrefois partie de l’Union soviétique ou qui étaient intégrés à sa sphère d’influence. Cette « zone grise » de l’Europe s’est reconfigurée depuis 1991 pour adopter le modèle de démocratie libérale tandis que la Russie resta en marge de ce processus. Bien que la plupart de ces pays frontaliers soient maintenant tournés vers l’Ouest, d’autres tels que l’Ukraine et le Bélarus peinent encore à trouver leur voie.
La crise ukrainienne suscite à raison de nombreuses craintes pour la sécurité régionale depuis 2014 tant elle implique les grandes puissances que sont la Russie, les États-Unis et l’Union européenne.
En Occident la tendance habituelle est d’agiter le spectre de la Russie en lui attribuant des velléités expansionnistes, notamment vis-à-vis de l’Ukraine.
À l’occasion d’une visite à Vilnius le 13 novembre 2018, Stanisław Karczewski, Président de la chambre haute du Parlement polonais, a dénoncé la « politique impérialiste » de Moscou envers ses voisins ukrainien, lituanien et polonais.
Aussi suspectes soient les intentions de la Russie à l’encontre de son étranger proche n’est-il pas réducteur de lui attribuer le monopole des intrigues régionales sous prétexte qu’elle nourrirait une nostalgie impériale?
Appréhender la crise ukrainienne implique de saisir les intérêts de tous les acteurs concurrents en transcendant les simples sermons moraux à l’encontre de la Russie dont bon nombre de commentateurs occidentaux se contentent.
À ce titre, la présente analyse propose d’offrir sa modeste contribution à la compréhension des rivalités régionales par le décryptage de l’approche polonaise.
Les pays situés entre la Baltique et la Mer Noire ont toujours été les confins d’une puissance étrangère, avant de constituer jusqu’à récemment les « marches de la Russie », elles auront été plus longtemps encore les « Kresy (Confins) de la Pologne ».
Cette dernière, jadis puissance majeure, a exercé au fil des siècles sa domination sur ses voisins orientaux qu’elle a longtemps considérés comme parties intégrantes de son territoire et au détriment desquelles elle s’est arrogé des prérogatives politiques, culturelles et historiques au même titre que la Russie[1].
Aujourd’hui puissance moyenne au cœur de l’UE, la Pologne, parallèlement à son « retour à l’Europe », s’est illustrée par une nouvelle politique réconciliatrice avec ses anciens Confins. Bien qu’elle plaide constamment en faveur de leur intégration aux institutions européennes, elle n’a pas rompu avec son antagonisme héréditaire à l’encontre de la puissance russe.
Cette politique orientale se distingue par sa précocité et sa continuité depuis près de 30 ans, et dans un contexte de crise majeure en Ukraine, il convient de mettre en exergue les justifications historiques et stratégiques de ce « tropisme polonais des Confins ».
I/ Le mythe des Confins ou la nostalgie du paradis polonais perdu
Si la politique orientale polonaise jouit d’une telle vitalité, c’est parce qu’elle bénéficie d’un large consensus au sein de la population et des élites émanant de la popularité du « mythe des Confins ». Mais qu’entend-on par « Confins »? La portée géographique de ce terme est complexe tant les délimitations ont maintes fois varié selon les auteurs et théoriciens au fil des siècles. Aujourd’hui elles font référence aux territoires inclus dans les pays situés à l’Est de la Pologne à savoir la Lituanie, l’Ukraine et le Bélarus.
On ne saurait appréhender les facteurs ayant amené les Polonais à développer leur lien mythique avec ces pays sans nous référer à l’histoire complexe qui aura marqué cette région depuis le Moyen-âge.
L’Ukraine et le Bélarus (ainsi que l’actuelle Russie d’Europe) furent jadis inclus entre les IXème et XIIIème siècles au sein d’un État slave gigantesque appelé Rus’ (Ruthénie) de Kiev fondé par des seigneurs Varègues originaires de Suède. À partir de 1125 celui-ci fut en proie à des dissensions internes avant de s’écrouler vers 1240 devant la déferlante mongole.
Le royaume de Pologne affronte à son tour les Mongols en 1241 lors de la bataille de Legnica. Malgré la défaite écrasante qu’il essuie face aux envahisseurs asiatiques, ces derniers ne poursuivront pas leurs conquêtes.
Rompant avec la politique étrangère polonaise traditionnellement orientée à l’Ouest, le règne de Casimir le Grand, entre 1349 et 1366, opère un tournant à l’Est par l’entrée musclée de la Pologne dans les territoires ruthènes en annexant la principauté de Halicz, vestige de la défunte Ruthénie. Parallèlement aux conquêtes polonaises, les Lituaniens vont exploiter leur alliance avec un autre débris de la Ruthénie, la principauté de Polotsk, afin d’asseoir leur domination sur le Bélarus et le plus gros de l’Ukraine tout en repoussant les Mongols. L’union dynastique entre le Grand-duché de Lituanie et la Pologne en 1386 va faciliter cette intrusion dans la région. En 1569 l’Union de Lublin fusionne politiquement les deux pays au sein de la République des Deux Nations, un immense État à cheval entre Pologne, Lituanie et pays ruthènes[2]. Il s’agit de l’âge d’or de la Pologne, celui de la dynastie des Jagellons régnant sur un État multiculturel, pluriconfessionnel et protecteur de l’Europe sur ses marges orientales.
Le mythe prend forme au XVème siècle en réaction à la menace tatare qui pesait sur l’Europe. Les ecclésiastiques locaux désignèrent la Pologne et ses frontières comme rempart du christianisme ; désormais ces terres revêtaient une dimension sacrée confortée par un élan messianique. La menace tatare s’estompant, la croisade se reporta progressivement sur l’indigène ruthène orthodoxe[3] dont la catholicisation fut assimilée à une mission civilisatrice des Polonais dans les marges de l’Europe, désormais terres d’aventures et d’héroïsme chevaleresque.
Toutefois de par sa position centrale en Europe, la République des Deux Nations fut en proie aux ambitions de ses voisins germaniques et russe qui se partagèrent à trois reprises ses territoires en 1772, 1793 et 1795, effaçant la Pologne de la carte durant 123 ans. Cet épisode tragique aurait logiquement dû sonner le glas du mythe des Confins d’un État qui n’existait plus, mais paradoxalement le contraire se produisit.
Si du XVIème au XVIIIème siècle les Confins étaient l’objet de récits vantant les prouesses chevaleresques des seigneurs polonais face aux envahisseurs hérétiques, le mythe prendra une tournure romantique tout au long du XIXème siècle sous la plume des poètes et écrivains les plus renommés de la littérature polonaise tel Adam Misckiewicz dans son Pan Tadeusz mais aussi dans la Trilogie de Henryk Sienkewicz. Autant d’œuvres qui inspirent encore aujourd’hui la jeunesse polonaise. De multiples réseaux d’écoles polonaises allaient produire des générations d’intellectuels façonnant le souvenir d’un paradis polonais perdu prenant un aspect biblique. Ainsi, sans prêter la moindre considération pour l’identité des Ruthènes, le mythe les dépeint comme des êtres exotiques radieux, le lait et le miel coulant sur leurs terres, et ne formant avec la Pologne qu’une seule Nation. Soulignons également que durant toute cette période les Polonais maintinrent leur domination culturelle, économique et sociale sur les tronçons russes et autrichiens jusqu’en 1920. Pris en tenailles entre les masses ukrainiennes et l’administration tsariste, ils acquirent la conviction qu’ils étaient les seuls relais de la civilisation dans ces Confins sublimés par leur perte même.
Ce cheminement idéologique permet ainsi de rappeler que symétriquement aux Russes, les Polonais avaient également élaboré une vision dépréciant les spécificités identitaires des peuples ukrainiens et bélarusses, réduites à un folklore régional, pour les assimiler à leur propre Nation. Jusqu’en 1921, les Polonais étaient aussi sourds que les Russes aux revendications politiques et nationalistes des Ukrainiens en plein essor, d’où les aspirations polonaises continues à vouloir rétablir la Pologne dans ses frontières de 1772 sans même envisager l’indépendance de l’Ukraine ou du Bélarus.
En 1914, rien ne laissait prévoir une résurrection de la Pologne. Paradoxalement celle-ci fut rendue possible par la révolution bolchévique de 1917 qui en plus de fragmenter la Russie, cantonna cette dernière au rang de paria de la société internationale dont il fallait se prémunir. Cependant la révolution permit également à la Lituanie, le Bélarus et l’Ukraine d’obtenir leur indépendance.
L’homme fort de la Pologne ressuscitée, Jozef Pilsudski, disputa ces nouveaux territoires aux Bolchéviks en tentant de les inclure dans une structure fédérale qu’il avait théorisée des années auparavant : la Fédération «Międzymorze» (Entre-mers ou Intermarium), soit une forme modernisée de l’ancienne République des Deux Nations. La paix de Riga conclue en 1921 après une courte guerre avec la Russie bolchévique consacra l’échec de ce projet politique : l’Ukraine et le Bélarus furent partiellement conquis par Moscou tandis que les pays baltes désireux de conserver leur souveraineté rejetèrent avec dédain les projets de Pilsudski qui put néanmoins conserver la Galicie.
Malgré les tentatives de la Pologne de se réaffirmer en Europe centrale durant l’entre-deux-guerres, elle fut à nouveau rayée de la carte en 1939 suite aux invasions conjuguées de l’Allemagne nazie et de l’URSS. La Deuxième Guerre Mondiale a porté le coup de grâce aux Confins qui devinrent la scène macabre des politiques de déportations et d’épurations ethniques entamées par les Nazis et entérinées par les Soviétiques mais aussi des épouvantables massacres mutuels de Volhynie en 1943 entre Polonais et Ukrainiens.
Terreau du nationalisme polonais, les Confins n’étaient plus que l’objet d’une mémoire frustrée, Moscou prohibant toute mention d’une présence historique autre que celle des Russes sur ces terres. Le glorieux souvenir des Jagellons fut proscrit pour laisser place à celui de l’ancienne dynastie des Piast ayant régné sur une Pologne restreinte et ethniquement homogène. La frontière polonaise fut repoussée hors des Confins et désormais, le mythe devenu désuet ne serait plus que maintenu par les déplorations nostalgiques d’intellectuels polonais expatriés.
Un nouveau tournant décisif dans l’histoire du mythe allait s’opérer durant la Guerre Froide. À contre-courant de l’attachement mythique des Polonais envers leurs Confins, un groupe d’intellectuels polonais regroupés à Paris au sein de la revue Kultura dirigée par Jerzy Giedroyc, se saisirent de la question. Ceux-ci vont rénover l’approche polonaise des Confins par anticipation d’une éventuelle situation post-Guerre Froide où la Pologne devrait assurer sa sécurité face à la Russie. Giedroyc estima qu’il était temps de reconnaître sans réserve les Ukrainiens, Bélarusses et Lituaniens comme des peuples distincts des Polonais et détenteurs d’une culture propre. À ce titre, l’indépendance devrait leur être accordée sans concession. Cette pensée impliquait la reconnaissance des frontières héritées de 1945, condition jugée essentielle pour pacifier la région. Une véritable hérésie pour les tenants du mythe des Confins mais qui va toutefois influencer des générations d’activistes polonais membres de l’opposition démocratique pour laquelle Kultura constituait le support intellectuel de référence. L’avenir donna raison à Giedroyc. Sa pensée fit consensus au début des années 80 et comme nous le verrons plus loin, allait inspirer toute la politique étrangère polonaise post-Guerre Froide.
L’effondrement du bloc de l’Est en 1989 permit à la Pologne de s’émanciper de Moscou. La chape de plomb scellant la mémoire longtemps contenue céda pour laisser place à une véritable « confinomanie ». Une production littéraire abondante remit les Confins au goût du jour avec une nouvelle tendance consistant à omettre soigneusement de mentionner les antagonismes historiques pour dépeindre l’ancienne République des Deux Nations comme un État harmonieusement multiculturel au sein duquel tous les peuples des Confins se sont volontairement convertis aux valeurs polonaises de liberté. Toutefois les nouvelles élites polonaises tel que Lech Walesa s’étaient déjà abreuvées des idées de Kultura. Ainsi, lorsque l’URSS s’effondra à son tour en 1991 laissant l’Ukraine, le Bélarus et la Lituanie saisir leur indépendance, la Pologne opta pour la réconciliation avec ses nouveaux voisins.
Si nul aujourd’hui ne réclame le rattachement des Confins à la Pologne nombreux sont ceux qui franchissent les frontières orientales polonaises pour marcher sur les décombres de la République des Deux Nations où de nombreux vestiges témoignent encore de sa grandeur passée. Le mythe, bien qu’en nette régression connaît encore des soubresauts suspects; il devait encore motiver jusqu’à aujourd’hui un fort engagement polonais dans cette région…
II/ Une politique de solidarisation ou d’instrumentalisation ?
Depuis les années 90, la Pologne a appliqué une politique orientale constante vis-à-vis de ces voisins qui se traduit par toute une stratégie sécuritaire découlant des préceptes de Kultura.
Soucieux de la sécurité de leur pays, les décideurs polonais redoutent une division de l’Europe dont le Boug serait la nouvelle ligne de fracture.
Contrer cette éventualité impliquait dans un premier temps l’établissement de relations pacifiées et cordiales avec la Lituanie, le Bélarus et l’Ukraine suite à la dissolution de l’Union soviétique. En cela, il convient de souligner les mérites de la Pologne dans l’apaisement des tensions territoriales et l’établissement du dialogue entre ces nouveaux pays dès 1991.
Prétextant qu’il vaudrait mieux se soucier des voisins européens que des voisins de l’Europe, l’intégration des nations lituanienne, ukrainienne et bélarusse à l’Europe fut activement promue par la Pologne faisant fi des animosités historiques mais non sans heurts.
À ce titre, l’élaboration du partenariat oriental de 2009 et plus tard de l’Initiative des Trois Mers en 2016 destinées à faciliter l’incorporation de l’Europe de l’Est dans l’UE est symptomatique de l’engagement oriental de la Pologne qui lui confère un poids inédit dans les affaires diplomatiques européennes.
Cette politique dite de solidarisation visant à sécuriser la frontière orientale de la Pologne repose sur deux axes : la démocratisation et l’indépendance de ces voisins tout en les captant dans l’orbite de l’UE. Ayant intégré l’OTAN dès 1999 et l’UE en 2004, la Pologne paraît naturellement à ses anciens Confins comme un modèle et un vecteur d’intégration de premier plan.
Malgré des débuts houleux, la Pologne est parvenue à établir patiemment une entente cordiale avec la Lituanie suite à une politique ayant pleinement porté ses fruits. La signature d’un traité bilatéral en 1994 ainsi que la Déclaration de coopération de 1995 ont pavé la voie au rapprochement. En dépit de certains différends concernant les minorités nationales, les liens entre les deux pays se sont effectivement resserrés dans une démarche commune de retour à l’Europe plus décomplexée que pour l’Ukraine et le Bélarus. Cette convergence d’intérêts attribuait un certain crédit à la Pologne auprès de la Lituanie qui la percevait désormais non plus comme une menace mais comme un partenaire. Cette nouvelle relation se traduit par une solidarité entre les deux pays dans les litiges qui les opposent à Bruxelles tout comme à la Russie. Ayant intégré l’UE et l’OTAN en 2004, la Lituanie poursuit son intégration à l’Europe sous l’aile de la Pologne avec laquelle elle s’est également engagée au sein de la nouvelle Initiative des Trois Mers en 2016.
Le Ministre des Affaires Étrangères lituanien, Linas Linkevičius, ayant rappelé en septembre 2018 l’importance stratégique de la Pologne pour son pays, le succès de la politique polonaise vis-à-vis de son voisin lituanien est aujourd’hui assuré.
Bien différent fut le cas du Bélarus. Encore aujourd’hui maillon faible de la politique polonaise, celui-ci appelle une sérieuse remise en cause. L’indépendance du Bélarus et la timide démocratisation qui s’ensuivit furent des opportunités de rapprochement que la Pologne n’a pas hésité à saisir. Mais l’avènement d’Alexandre Loukachenko en 1994 a avorté cette démarche tout en privilégiant la réorientation vers la Russie avec laquelle une réunification fut sérieusement conçue en 1999. Aujourd’hui conservatoire du modèle soviétique en Europe notoirement connu pour ses multiples atteintes aux Droits de l’Homme, le Bélarus n’a depuis guère été sensible aux avances de la Pologne, celle-ci désormais contrainte de condamner publiquement la tournure autoritaire de Minsk[4]. Les tracas administratifs que subit l’importante minorité polonaise au Bélarus constituent encore la pierre d’achoppement de toute tentative de relation construite.
Depuis 1996 la Pologne, de concert avec ses partenaires ukrainien et lituanien, a opté pour une politique dite de « troisième voie ». Tout en isolant son voisin bélarusse avec lequel elle maintient des rapports limités, la Pologne favorise les relations avec la société civile locale sur les questions démocratiques et libérales.
Les litiges concernant le contrôle des frontières entre la Russie et le Bélarus en février 2017 ont nourri l’espoir d’un possible rapprochement mais celui-ci demeura sans suite.
À défaut d’avoir réussi à établir un partenariat cordial avec le Bélarus, la Pologne aura néanmoins réussi à «s’adapter» aux dérives de Minsk.
L’immense majorité des efforts diplomatiques déployés par la Pologne fut bien entendu consacrée à l’Ukraine avec laquelle elle entretient des relations historiques étroites. En effet, bien qu’on ait souvent tendance à l’ignorer en Occident, l’empreinte culturelle des Polonais en Ukraine aura été plus marquante et durable que ne le fut celle des Russes[5].
Sans doute est-ce cet « apport » qui a inspiré en 2014 la déclaration ambigüe de l’ex-Ministre des Affaires Étrangères polonais, Grzegorz Schetyna, pour lequel « Parler de l’Ukraine sans la Pologne, revient à parler de l’Algérie […] sans la France »[6].
La Pologne fut le premier pays à reconnaître l’indépendance de l’Ukraine en 1991 et conformément aux idées de Kultura, elle a entamé une démarche réconciliatrice comparable à celle entreprise entre la France et l’Allemagne afin de surmonter les rancœurs mémorielles. Ces initiatives vont aboutir en 1997 à une Déclaration de Réconciliation ainsi qu’à une succession d’accords pour encadrer cette nouvelle coopération. Toutefois l’adhésion de la Pologne à l’UE et à l’espace Schengen va mettre à mal cette dynamique transfrontalière par la fermeture des frontières entre les deux pays qui fut durement ressentie en Ukraine. Malgré ce retour en arrière, la Pologne va activement soutenir sa voisine sur la scène internationale en prenant son parti face à toutes les crises qui l’ont secouée. Ainsi la soi-disant « Révolution Orange » de 2004 fut une occasion pour la Pologne de médiatiser le sort de l’Ukraine en soutien au pro-occidental Iouchtchenko tout en l’appuyant durant les crises gazières contre la Russie au risque d’irriter Moscou[7].
Un tel engagement incessant suscitait à juste titre certaines réserves en Ukraine où chaque geste solidaire de la Pologne était perçu comme autant de manœuvres civilisatrices visant à ériger l’Ukraine en État-tampon, mais les événements de Maïdan à partir de 2014 vont rapidement balayer ces scrupules. Le gouvernement de Porochenko étant ouvertement pro-occidental, voit désormais en la Pologne une alliée incontournable contre la Russie. Depuis l’annexion de la Crimée en 2014 les décideurs polonais demeurent intransigeants quant aux agissements de Moscou, cette posture s’exprimant depuis par le maintien opiniâtre des sanctions[8].
En réaction à cette crise majeure et à l’inertie de l’UE moins sensible au sort de l’Ukraine, la Pologne s’illustre par son plaidoyer en faveur de réactions atlantistes et envisage même d’intégrer l’Ukraine à l’Initiative des Trois Mers.
La politique orientale polonaise est basée à la fois sur les rapports historiques étroits qu’elle entretient avec ses voisins mais aussi sur des impératifs sécuritaires.
En renonçant à ses prétentions métahistoriques et territoriales, la Pologne a su établir un climat de confiance propice à une nouvelle coopération avec ses voisins. À moins d’être remis en cause par la droite actuellement au pouvoir, les préceptes de Kultura ainsi que la ferveur réconciliatrice constituent les garanties les plus sûres contre une dérive impérialiste de la politique polonaise. Pionnière de la transition démocratique dans les années 90, la Pologne a rapidement endossé le rôle de chantre de la démocratie auprès de ses voisins afin de leur inspirer la même démarche. Celle-ci a néanmoins semé le doute parmi les pays des Confins qui avaient perçu en cette politique émotionnelle les symptômes d’un néo-impérialisme jusqu’en 2014.
Bien que les liens se soient resserrés depuis entre la Pologne, la Lituanie et l’Ukraine, le Bélarus se place toujours en marge de cette dynamique.
Si la mesure exceptionnelle de la Commission européenne prise en décembre 2017 à l’encontre de la Pologne pour atteinte à l’État de Droit pourrait nuire à cette prétention de modèle démocratique, l’actuelle crise en Ukraine fournit encore le prétexte idéal à la Pologne pour s’impliquer davantage dans la région. Ce zèle diplomatique est d’autant plus vital pour Varsovie que du destin de l’Ukraine, dépend le futur de toute sa politique orientale.
III/ L’ombre de Rapallo
Comme on l’a vu précédemment, la Pologne a œuvré sans relâche pour normaliser ses relations avec ses voisins immédiats de l’Est par le biais de partenariats et d’accords bilatéraux. Cependant, cette politique tranche avec celle entreprise avec la Russie qui inspire toujours les perceptions les plus anxiogènes de la politique étrangère polonaise. Des initiatives de réconciliation furent pourtant engagées dès 1989 et ce jusqu’en 2012, mais la réélection de Vladimir Poutine et la crise ukrainienne de 2014 ont compromis toute idée de rapprochement.
Corollaire de la crise en Ukraine, Varsovie tient un ton assez ferme à l’encontre de Moscou.
Cette posture s’explique en partie par une longue histoire conflictuelle qui aura opposé les deux pays sur la scène des Confins.
Suite à l’Union de Lublin en 1569, Sigismond-Auguste put dans sa titulature se proclamer «roi de Pologne, Grand-Duc de Lituanie et de Ruthénie» sans que cette prétention lui soit contestée par le moindre rival, la Pologne-Lituanie englobant alors la quasi-totalité des Confins. Toutefois cette prééminence en Europe de l’Est a jeté les bases d’une âpre rivalité avec Moscou qui avait également revendiqué l’héritage de la Ruthénie de Kiev en désignant les territoires ruthènes berceau de l’Empire russe alors en pleine expansion.
Les deux puissances vont s’affronter dans un long duel à mort dont l’enjeu fut la domination des Confins. Confrontation à l’issue de laquelle la tsarine Catherine II consacrera la victoire russe en prenant part aux partages de la Pologne entre 1772 et 1795. Ses thuriféraires russes (et français) purent alors saluer l’annexion des pays ruthènes en prétendant y voir le «retour de terres russes» dans le giron de la Grande Russie[9].
Champ de bataille mémorielle entre leurs deux anciens dominateurs, les Confins font également l’objet de rivalités géopolitiques actuelles découlant de cet antagonisme séculaire.
Bien que la Russie ne soit pas le seul pays avec lequel la Pologne ait connu des contentieux historiques majeurs, elle fait néanmoins l’objet d’une méfiance, voire d’une aversion spécifique dans l’imaginaire polonais. Afin de comprendre cette posture particulière, il convient de nous pencher brièvement sur les travaux d’auteurs polonais plus ou moins influents qui ont le mérite d’avoir partagé leur perception de la Russie dans leurs écrits :
Avec la scission du continent européen consacrée par le «rideau de fer» durant la Guerre Froide, la Pologne et l’Europe de l’Est étaient associées à la Russie soviétique dans son antagonisme avec l’Ouest. C’est à contre-courant de cette tendance que se distingua Oskar Halecki (1891-1973), illustre historien polonais dont les travaux ont mené à l’adoption du concept « d’Europe du Centre-Est ». Dans son œuvre phare, Borderlands of Western Civilization: A History of East Central Europe paru en 1952, Halecki défend la thèse que contrairement à l’optique germanique, l’Europe de l’Est (Russie exclue) n’est historiquement pas moins européenne que l’Europe de l’Ouest. Les deux pôles formaient une communauté soudée par les valeurs communes de l’humanisme gréco-romain et du christianisme. Si l’Ukraine et le Bélarus, au temps des Jagellons, constituaient les frontières de l’Europe et du monde Latin, à l’Est ne se situait que la barbarie asiatique. Contrairement aux Bélarusses et aux Ukrainiens de tradition occidentale, les Russes sont un peuple prédateur davantage façonné par la Horde mongole que par Byzance, ayant fondé la Moscovie en tant que structure distincte de la civilisation occidentale mais surtout antithétique[10].
Avoir permis à Staline d’accaparer l’Europe de l’Est tout en érigeant l’Allemagne en barrière du camp occidental fut selon Halecki, une terrible erreur des Alliés envers l’Ukraine et le Bélarus abandonnés à leur sort, et les autres peuples de la région qui espéraient réintégrer la communauté chrétienne démocratique. Leurs espoirs de voir un jour ce tort réparé reposeraient dès lors sur les États-Unis.
Plus tard en 1963 dans The Millenium of Europe, Halecki prédisait la fin prochaine de la fracture artificielle qui a scindé le continent européen durant la Guerre Froide. La poigne de la Russie se relâchant sur les pays d’Europe du Centre-Est, l’Europe entière pourrait ainsi se détacher de l’ère eurasienne sans pour autant rompre avec l’Amérique afin de constituer avec celle-ci une « Euramérique », communauté porteuse d’un nouveau christianisme humaniste pour instaurer la paix dans le monde.
La fin de la Guerre Froide aurait effectivement dû mettre un terme à la lutte opposant Washington et Moscou alors présentée comme d’ordre idéologique. Toutefois, les tensions persistent alors même que leur objet a disparu. Il est impossible de saisir ce paradoxe sans nous référer à Zbigniew Brzeziński (1928-2017), conseiller de Nixon et auteur du Grand échiquier paru en 1997. Ce livre présente une doctrine visant à traiter la menace latente que représente la Russie, qui par sa prédominance sur le heartland eurasien, possède le potentiel pour défier la puissance thalassocratique américaine. Afin de pallier cette éventualité, Brzeziński énonce des principes de politique étrangère américaine à mettre en œuvre dont les axes principaux sont : l’exclusion de la Russie de toutes les institutions du « système euro-atlantique » (UE et OTAN) cyniquement présentées comme vassales des États-Unis et devant s’étendre dans l’ancien espace soviétique, mais surtout, assurer la rupture de l’Ukraine avec la Russie. Brzeziński accorde une importance majeure à l’Ukraine qu’il qualifie de pivot stratégique du fait qu’elle est le seul obstacle qui se dresse entre la Russie et le camp occidental mais aussi par son potentiel risquant fort de ressusciter la puissance russe; d’où le célèbre adage: « la Russie sans l’Ukraine cesse d’être un empire ».
Cette apologie assumée du roll-back de la Russie n’a malheureusement contribué qu’à conforter (à juste titre ?) le complexe obsidional des décideurs du Kremlin.
Notons toutefois que Brzeziński a désavoué sa propre doctrine en avril 2016 à quelques mois de sa mort par son article Toward a Global Realignment dans lequel il faisait le constat de l’échec de ses recommandations antérieures et préconisait le rapprochement avec la Russie.
Depuis les années 2000 la Russie s’est nettement réaffirmée sur la scène internationale, et face à cette nouvelle donne, une troisième personnalité plus récente quoique méconnue est venue apporter ses recommandations en politique étrangère. Il s’agit de Marek Jan Chodakiewicz, historien et auteur en 2012 d’un essai controversé intitulé Intermarium: The land between the Black and Baltic Seas.
Cet ouvrage, exclusivement adressé à des lecteurs américains (influents de préférence), cherche à les amener à orienter la politique étrangère américaine vers la Pologne et plus généralement vers les pays qui constituent l’Intermarium (Ukraine, Bélarus, Pays baltes) dont il retrace l’histoire. Renouant avec les thèses de Halecki, Chodakiewcz opère à nouveau la dichotomie entre le modèle polonais porteur des valeurs de tolérance, de foi et de démocratie, face au modèle russe pétri de despotisme, d’athéisme et de corruption.
Son récit reprend à son compte le mythe d’une Pologne ayant jadis fédéré autour d’elle les peuples voisins au sein d’un État multiculturel harmonieux et libéral, afin d’accréditer l’idée que l’Intermarium constitue le bastion de la civilisation occidentale qu’elle a protégée des percées orientales (russes) au temps de la République des Deux Nations. Sans ce rempart, l’Europe ne peut être que vulnérable face à de futures incursions provenant de l’Est. L’auteur insiste également sur les similitudes entre valeurs américaines et polonaises qui s’articulent autour des grands principes démocratiques et propose aux Américains les moyens d’influencer les populations abordées. Dans l’optique d’éviter l’erreur jadis commise en laissant Staline disposer de cette région en 1945, Chodakiewicz suggère aux Américains de s’investir plus activement dans l’Intermarium pour la consolider face à la Russie de Poutine mais aussi pour bénéficier d’une alternative aux institutions européennes et atlantistes beaucoup trop gangrenées selon lui, par le politiquement correct.
On retiendra de ces auteurs trois similitudes dans leurs écrits : le souci de détacher les Confins de l’influence russe ; une hantise persistante de la Russie perçue comme extra-européenne et le recours constant à la protection américaine pour s’en prémunir.
Deux motivations permettent de clarifier ces affinités de la Pologne avec les États-Unis:
Premièrement la corrélation entre les aspirations démocratiques des élites polonaises et leur perception selon laquelle Washington constitue le principal garant de ces valeurs.
Mais surtout, l’orientation pro-américaine résulte d’un facteur psychologique important de la politique étrangère polonaise à savoir le « syndrome de Rapallo »[11] du nom du traité signé en 1922 entre l’Allemagne et la Russie pour sortir de leur isolement diplomatique suite à la Première Guerre Mondiale et concilier leurs intérêts au détriment de la Pologne qu’elles envahirent en 1939. Afin de ne plus voir l’étau se resserrer autour d’elle, la Pologne se doit non seulement de veiller à l’isolement de la Russie en la boutant hors de son ancienne zone d’influence, mais aussi de prévenir toute alliance de revers entre Moscou et des pays tiers.
Les thèses de Brzezinski, Chodakiewicz ou Halecki n’ont jamais été officiellement adoptées par les États-Unis ou la Pologne mais il est curieux de constater certaines corrélations entre ces théories et la politique étrangère américaine menée depuis la fin de la Guerre Froide. Ainsi parallèlement à l’effondrement de la puissance russe en Europe, celle de Washington s’est renforcée ; les adhésions successives des pays de l’ex-bloc communiste à l’Union Européenne ou l’OTAN ont cantonné la Russie aux marges de l’Europe ; plus récemment, en 2017 les États-Unis ont ouvertement manifesté leur intérêt envers l’Initiative des Trois Mers, dans l’optique de contrebalancer l’influence russe[12].
Tout comme la Russie ne saurait perdre l’Ukraine au profit du camp occidental, la Pologne ne peut se résoudre à la voir retomber sous la coupe de Moscou. Toutefois n’ayant pas les moyens de contrer par elle-même la puissance russe, elle est obligée de recourir à la puissance américaine, gage de sécurité qui lui avait tant fait défaut par le passé. Soutien d’autant plus providentiel qu’à l’instar de Varsovie, Washington nourrit un grand intérêt à arracher les pays de l’Est du giron du Kremlin[13].
À ce titre, la Pologne cautionne toute mesure susceptible de refouler la puissance russe, et ce, avec d’autant plus d’empressement depuis l’annexion de la Crimée en 2014. Tout en validant jusqu’à aujourd’hui le prolongement des sanctions américaines contre la Russie, il est sérieusement envisagé depuis 2018 par l’OTAN et les États-Unis d’établir une base militaire permanente en Pologne, initiative que cette dernière a de son propre chef appuyée pendant presque une décennie.
La rencontre du 6 novembre 2018 entre Bartosz Cichocki, sous-secrétaire polonais à la Sécurité et son homologue américain, Andreas L. Thompson, visant à renforcer la coopération militaire Pologne/États-Unis « au bénéfice de la communauté démocratique »[14], témoigne que la Pologne n’a pas encore rompu avec son « complexe du Messie ».
S’arrogeant le devoir de démocratiser ses Confins, elle se sent toujours investie de la mission de protéger l’Europe du voisin russe quitte à recourir aux États-Unis et étendre les rivalités transatlantiques opposant Washington à Moscou au cœur même du continent.
Conclusion
Par leur importance culturelle, les Confins occupent une place profondément ancrée dans l’histoire de la Pologne. Véritable ferment identitaire, leur place au sein de la culture polonaise est comparable à celle qu’occupe la Frontière dans l’identité américaine.
Jusqu’au XVIIIème siècle le mythe aura été le reflet de l’élan missionnaire des chevaliers polonais dans la région. Au XIXème siècle, il constitue le terreau d’un nationalisme couvé par les souvenirs d’un passé fantasmé et romantique. Mais le XXème siècle et son lot d’atrocités n’auront laissé aux Polonais que la nostalgie d’un monde à jamais effacé par la guerre et par l’émergence des nouvelles nations lituanienne, ukrainienne et bélarusse.
Le spectre de la République des Deux Nations hante toujours cette région. Il se manifeste aujourd’hui par ce tropisme polonais des Confins érigé en véritable politique stratégique.
Force est de reconnaître que l’approche polonaise des Confins inspirée par Kultura, a effectué une avancée plus qu’honorable (susceptible même de servir d’exemple pour la Russie) en concédant la reconnaissance identitaire pleine et entière à ses voisins orientaux.
Cependant, une mise en garde s’impose quant à la toxicité latente que recèlent cet attachement mythique persistant ainsi que la politique qui en découle.
En effet, bien que la Pologne ait renoncé à ses «droits» sur ses Confins, elle se sent néanmoins toujours investie d’un «devoir» envers eux, notamment en terme de démocratisation. Cette conviction risque justement d’entretenir un sentiment de supériorité des Polonais vis-à-vis de leurs voisins. Toutefois, ces derniers ont désormais droit à la parole. Ne souhaitant plus être réduits au statut de périphéries de la Pologne, ils n’auront pas manqué d’apporter leurs rectifications à l’historiographie des Confins pour réhabiliter leur identité et leur importance politique contrebalançant celle des Polonais comme des Russes.
Certes la diplomatie polonaise constitue certainement un atout précieux pour une ouverture vers les pays d’Europe de l’Est et faciliter leur intégration à l’Union européenne, mais cette politique est à double tranchant notamment en Ukraine.
Considérant la configuration multiculturelle de ce pays, Kiev se doit d’assurer l’équilibre entre ses pôles européens et russes. Contraindre l’Ukraine à n’en choisir qu’un ne pourrait que la précipiter vers sa désintégration et embraser la région.
Or, la politique polonaise de solidarisation, conçue aussi bien comme tremplin pour l’Ukraine et le Bélarus vers l’UE et l’OTAN que comme repoussoir de la Russie qui a également ses intérêts légitimes dans la région, menace d’enclencher cet engrenage fatal.
En sursis stratégique dans un contexte de crise en Ukraine, la Pologne compose davantage avec le protecteur américain pour rétablir l’ordre dans ses Confins face au péril russe, d’où la construction désormais bien probable (et controversée) du «Fort Trump» sur le sol polonais pour y acheminer des troupes américaines.
À en juger par les prévisibles réactions hostiles de la Russie et du Bélarus, il est évident que ni l’UE, ni l’Ukraine n’ont intérêt à se laisser dicter plus longtemps les conditions de leur sécurité par Washington ou Varsovie.
Ainsi, plutôt que de se focaliser sur l’«impérialisme russe», ne conviendrait-il pas pour la sécurité européenne de prendre les dispositions adéquates afin de se prémunir également des incidences du «messianisme polonais»?