Révolutions arabes, printemps israélien

Dix ans après l’immolation qui a enflammé la Tunisie, de nombreux pays arabes sont toujours K.-O. L’euphorie de l’hiver 2011 n’a abouti ni à une démocratie libérale ni à une théocratie islamiste, mais à un chaos politique et à un désastre économique dont Israël est le principal vainqueur.

En 1972, Edward Lorenz, un météorologue américain, donne une conférence intitulée « Prédictibilité : le battement d’ailes d’un papillon au Brésil peut-il provoquer une tornade au Texas ? » Cette métaphore est à l’origine de ce qu’on appelle « l’effet papillon » : un phénomène ou un événement infime et lointain déclenche une réaction en chaîne dont les conséquences sont aussi importantes qu’insoupçonnées. Loin du Texas et du Brésil, au Moyen-Orient, le battement d’ailes du papillon a pris la forme d’un soufflet. Le 17 décembre 2010, une policière municipale de la bourgade tunisienne de Sidi Bouzid gifle Mohamed Bouazizi, un vendeur ambulant de fruits et légumes. Humilié et désespéré, ce dernier s’immole par le feu. Quatre semaines plus tard, Zine el-Abidine Ben Ali, successeur de Bourguiba et président depuis 1987, fuit le pays sous la pression de la rue. Encore un mois plus tard, place Tahrir, au Caire, une foule en liesse célèbre la démission de Hosni Moubarak après trente ans de pouvoir. Enfin, trois mois après la gifle, trois États arabes – la Syrie, la Libye et le Yémen – s’écroulent et le pouvoir de leurs dirigeants vacille.
Bernard Guetta, pas un grand visionnaire

Le 2 février, dans les pages opinion de Libération, Bernard Guetta jubile. « Où est passée cette guerre des civilisations qui devait marquer le XXIe siècle et où sont passées les antiennes sur l’incompatibilité entre islam et démocratie ? » ironise-t-il. On entend siffler le train de l’histoire et la quasi-totalité des journalistes et des commentateurs n’entendent surtout pas le rater. En cette année 2011, aucun espoir ne semble trop fou, aucun avenir trop radieux. C’est le printemps et ça sent le jasmin.

Cependant, plusieurs semaines avant l’immolation de Bouazizi, l’atmosphère en Tunisie était déjà bouillonnante grâce à un nouvel acteur : les réseaux sociaux. En quelques années, ces gadgets d’étudiants nés dans les campus américains pour faciliter la drague ont réussi là où les simples blogs avaient échoué : en permettant la mise en relation de chacun avec tous, ils ont court-circuité les médias institutionnels.

En novembre 2010, WikiLeaks, fondé quatre ans auparavant par un groupe d’activistes web autour de l’Australien Julian Assange, a divulgué presque un quart de million de télégrammes diplomatiques du Département d’État américain. Sufian Belhadj, un jeune Belgo-Tunisien, a traduit en français et en arabe, puis publié sur sa page Facebook les câbles dans lesquels les diplomates américains décrivaient l’étendue et la profondeur de la corruption du président Ben Ali et de son clan. Le succès a été fulgurant. L’atmosphère à Tunis était déjà à la colère et à la frustration au moment où la goutte d’eau de Sidi Bouzid fait déborder le vase. Les réseaux sociaux ont joué un rôle dans les révolutions arabes : ils ont préparé les esprits, permis la création de réseaux militants, mobilisé les foules et informé les médias.

Dix ans plus tard, l’euphorie technologique n’est pas plus de mise que le lyrisme politique de ce printemps. La trajectoire personnelle de Julian Assange est une parabole de l’évolution du cybermonde. Le chevalier blanc de la liberté de 2010 est en 2021 une épave hirsute et mentalement atteinte qui risque de passer le reste de sa vie en prison. Pour le web, c’est pareil. En réalité, le ver du marché et du pouvoir était dans le fruit depuis le début. Dès qu’il a été clair que la technologie était à la fois une source de profits potentiels considérables et une arme puissante, donc une menace tout aussi puissante, les États comme les multinationales s’y sont intéressés et le merveilleux espace d’émancipation annoncé est devenu un instrument de profits, de contrôle et de manipulation. Personne ne croit plus au « journalisme citoyen » sur lequel on ne tarissait pas d’éloges en 2011. Toute parole, toute image, tout fait est accueilli avec méfiance et noyé dans un contenu produit par des bots, des mercenaires des réseaux sociaux ou des justiciers en chambre.

À quelques exceptions près, c’est à la faillite de l’État en tant qu’institution à laquelle nous avons assisté dans le monde arabe

Reste qu’en ce début 2011, ce sont les réseaux sociaux qui imposent leur vision qui, diffusée ensuite par les médias, chaînes d’info en continu en tête, gagne vite les chancelleries, pourtant nourries – ou supposées l’être – par les services de renseignement et les réseaux diplomatiques. À Paris, il semble que l’intuition du gouvernement français de l’époque ait plutôt été de résister à l’enthousiasme général. En 2002-2003, le bon sens et une connaissance fine du monde arabe ont conduit la France à douter de la capacité des États-Unis à transformer l’Irak en démocratie libérale en le débarrassant de Saddam Hussein. En 2011, le premier réflexe à Paris est d’aider les forces en place pour éviter le chaos. Le 12 janvier, devant l’Assemblée nationale, la ministre des Affaires étrangères, Michèl

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