Enquête: qui sont les Turcs en France?

Depuis la signature de la “convention de main-d’œuvre entre la France et la Turquie” en 1965, la diaspora turque n’a fait que s’amplifier en France pour atteindre les 700 000 personnes en 2020. La religion (islam) et l’attachement au pays d’origine (turcité) sont les caractéristiques de cette immigration. La communauté turque est marquée par une endogamie très forte.

À l’automne 2020, plusieurs villes de France ont été le théâtre des mêmes scènes stupéfiantes. Dans le coeur de Dijon, de Vienne ou de Décines, quelques centaines d’individus brandissant des drapeaux turcs ont improvisé des défilés non-déclarés à la nuit tombée, scandant des slogans à la gloire du président Recep Tayip Erdogan, des invocations religieuses (« Allah akbar ») ainsi que des menaces de mort envers la population avoisinante d’origine arménienne[1].

Ces épisodes s’inscrivaient dans un contexte de fortes tensions entre Paris et Ankara autour de différents sujets : les caricatures de Mahomet, le face-à-face militaire entre navires français et turcs en mer Egée suite aux violations de l’espace maritime grec, la guerre au Haut-Karabagh entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan – soutenu par la Turquie. L’attention publique s’est alors portée sur cette communauté immigrée, parfois qualifiée d’« isolat turc » (Jérôme Fourquet)[2] en raison de sa réputation de fermeture et d’allégeance au pays d’origine.

Mais qu’en est-il vraiment ? L’analyse des faits objectifs à notre disposition tend à confirmer ce constat dans une large mesure.
L’histoire de cette immigration

Contrairement à l’idée reçue selon laquelle l’aspect fermé de la diaspora turque en France s’expliquerait par son statut de « dernière arrivée » sur le sol national, les flux migratoires en provenance de Turquie commencent dès la fin des Trente Glorieuses. Les gouvernements des deux pays signent le 8 avril 1965 une « convention de main-d’œuvre entre la France et la Turquie »[3]. Il s’agit alors de prévoir une immigration de travail temporaire, qui vise à diversifier le profil des travailleurs étrangers recrutés en cette période de forte croissance.

Le démarrage de l’immigration turque se fait dans les années qui suivent. L’INSEE recense 7 628 ressortissants turcs sur le territoire français en 1968 ; ils sont 50 860 (près de 7 fois plus) quatre ans plus tard, en 1972[4]. Les deux tiers d’entre eux sont installés dans trois zones : l’Ile-de-France, l’Est alsacien-lorrain et la région Rhône-Alpes[5]. Il est à noter que leur profil sociologique diffère nettement des nombreux Turcs arrivés en Allemagne durant la même période : tandis que ceux-ci proviennent des régions les plus industrialisées de la Turquie, les Turcs immigrés en France sont essentiellement originaires de l’Anatolie centrale et orientale[6] – régions rurales marquées par un lourd retard économique et éducatif.

L’arrêt officiel de l’immigration de travail en 1974 et le décret de 1976 instaurant un droit au regroupement familial changent radicalement la nature de la présence turque, tout en permettant la poursuite des flux entrants. L’INSEE dénombre 123 540 Turcs sur le territoire français en 1982[7] – soit une augmentation de 1 500% en 14 ans. L’arrivée de nouveaux ressortissants se poursuit sans interruption dans les décennies suivantes. Les phases d’instabilité politique et de persécution des minorités en Turquie génèrent de nouveaux profils : au socle « Turc ethnique / musulman sunnite » s’ajoutent des Kurdes, des Alévis, des Chaldéens, ainsi que des militants marxistes reprimés par le régime militaire. A compter des années 1990, l’idée d’une sédentarisation en France s’installe chez la majeure partie des immigrés turcs. Leurs enfants nés sur place acquièrent généralement la citoyenneté française à leur majorité, le plus souvent en complément de la nationalité turque.
Le volume de la diaspora turque en France et sa dynamique démographique

La communauté turque en France serait forte d’environ 700 000 personnes en 2020 d’après le chercheur Mehmet Ali-Kanci[8], qui s’appuie notamment sur les données de l’ambassade de Turquie et de la direction turque des Relations extérieures et des Aides aux travailleurs à l’étranger. Parmi ces 700 000 ressortissants turcs, plus de la moitié auraient maintenant acquis la citoyenneté française[9] en complément de leur nationalité d’origine.

Ces estimations sont globalement corroborées par l’analyse des statistiques de l’INSEE. En 2019, celles-ci recensent 251 000 immigrés nés en Turquie vivant sur le sol français[10] et 312 000 personnes nées en France d’au moins parent né en Turquie[11] – qui conservent la nationalité turque à partir du moment où la naissance est déclarée au consulat. L’écart entre cette somme – 563 000 individus – et celles des autorités turques s’explique à la fois par l’existence d’une troisième génération de Turcs vivant en France (nés de grands-parents immigrés et non-comptabilisés par l’INSEE) et par l’ampleur de l’immigration clandestine.

Si on les retrouve désormais sur l’ensemble du territoire national, les Turcs ont néanmoins conservé une présence particulièrement forte dans leurs premières zones d’implantation : la façade Est et la région parisienne. Ils constituent ainsi la première communauté immigrée en Alsace et la troisième en Franche-Comté d’après le Ministère de l’Intérieur[12]. Leur nombre absolu est le plus important en Ile-de-France et dans la région Rhône-Alpes[13].

La communauté turque connaît une dynamique d’expansion portée par deux moteurs conjoints :

Une natalité fortement supérieure à la moyenne nationale : les immigrées turques en France ont 3,1 enfants par femme en moyenne d’après le démographe François Héran[14], professeur au Collège de France, soit un taux de fécondité 62% plus élevé que celui des femmes non-immigrées (1,8 enfants) et 48% plus élevé qu’en Turquie même (2,1)[15].

Des flux migratoires en provenance de Turquie qui se poursuivent : les primo-titres de séjour sont accordés pour « motif familial » en premier lieu (ce qui est vrai pour l’immigration dans son ensemble[16]). Cela est d’autant plus fréquent que la communauté turque pratique une endogamie record et que ses choix maritaux s’orientent souvent vers un conjoint vivant encore dans le pays d’origine – nous y reviendrons.

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Il faut ajouter à cela une spécificité turque émergente : le recours de plus en plus marqué aux procédures d’asile. Tandis que la Turquie ne figurait pas parmi les dix premières nationalités représentées dans les demandes d’asile en 2015[17], elle est devenue le cinquième pays d’origine le plus fréquent pour les premières demandes déposées en 2020[18]. Or le détournement de ces procédures à des fins d’immigration clandestine est désormais massif : nombre de déboutés de l’asile restent sur le territoire français, et seules 15% des mesures d’éloignement prononcées étaient effectivement exécutées en 2018[19] (voir l’article que l’Observatoire de l’immigration et de la démographie a consacré à ce sujet ainsi que la tribune du juriste Carl Hubert).

Une autre voie majeure d’immigration illégale consiste dans le détournement du système des visas temporaires, qu’il s’agisse des visas de court-séjour Schengen ou des visas de long séjour, à l’échéance desquels de nombreux étrangers demeurent sans titre sur le territoire national. En 2019, 137 063 visas d’entrée en France ont été accordés à des citoyens turcs[20], contre 99 520 visas en 2014[21] – soit une hausse de 38% en 5 ans. L’accord migratoire signé entre l’Union européenne et la Turquie le 18 mars 2016 prévoit par ailleurs une future exemption de visa pour les Turcs entrant dans l’espace Schengen au titre de courts séjours[22]. Si cette mesure n’a pas encore été mise en oeuvre, son entrée en vigueur risquera néanmoins de renforcer les opportunités offertes à l’immigration illégale.
Ses difficultés d’intégration économique et éducative

À l’instar des populations originaires du continent africain, les Turcs connaissent un retard persistant en termes d’activité professionnelle et de niveau socio-économique par rapport à la population non-immigrée. Citons par exemple les données suivantes :

47,6% des Turcs de plus de 15 ans vivant en France étaient chômeurs ou inactifs (ni en emploi, ni en études, ni en retraite) en 2016, soit un taux trois fois plus élevé que celui des Français (14,2%)[23] ;
Seuls 35,3% des Turcs de plus de 15 ans vivant en France étaient en emploi en 2016, contre 49,8% des ressortissants français[24] ;
38% des ménages d’origine turque vivaient en HLM en 2017, soit trois fois plus que les ménages non-immigrés (13%)[25][26].

Un retard plus remarquable a trait au parcours scolaire des enfants d’immigrés turcs et à leur niveau de qualification académique particulièrement bas, encore moins élevé que celui des enfants d’immigrés maghrébins ou sahéliens – lesquels accusent pourtant un fort déficit par rapport aux individus d’origine française ou européenne. Ces éléments ont notamment été révélés par l’enquête Immigrés et descendants d’immigrés publiée par l’INSEE en 2012[27], qui apporte les éléments suivants :

32% des 20-35 ans enfants d’immigrés turcs n’étaient pas diplômés au-delà du brevet en 2008, soit trois fois plus que les 20-35 ans ni immigrés ni enfants d’immigrés (11%) et le taux le plus élevé parmi toutes les origines étudiées[28] ;
Seuls 39% des 20-35 ans enfants d’immigrés turcs étaient diplômés du baccalauréat en 2008, soit une proportion inférieure de presque 30 points à celle des 20-35 ans ni immigrés ni enfants d’immigrés (68%) et le taux le plus bas parmi toutes les origines étudiées[29] ;
Seuls 12% des 20-35 ans enfants d’immigrés turcs étaient diplômés de l’enseignement supérieur long en 2008, soit deux fois moins que les 20-35 ans ni immigrés ni enfants d’immigrés (25%)[30].

Il est à noter que les femmes nées de parents immigrés turcs ont une probabilité deux fois moindre d’être diplômés de l’enseignement supérieur long que les hommes de même origine (8% contre 18%), alors que leur taux d’obtention du baccalauréat est supérieur (42% contre 37%)[31]. Cette distorsion unique parmi les différentes nationalités analysées par l’INSEE – les femmes d’origine étrangère étant en moyenne plus qualifiées que les hommes – peut s’expliquer par le poids des structures familiales et culturelles turques. Celles-ci tendent à privilégier le rôle domestique des femmes comme épouses et mères au foyer, au détriment de leurs études et de leurs perspectives professionnelles[32].

« Le très faible degré d’ouverture démographique du groupe turc interroge, tant l’endogamie y demeure puissante »

En ce qui concerne les jeunes hommes d’origine turque, les conséquences économiques de leur faible niveau de qualification scolaire sont partiellement atténuées par l’existence d’un entreprenariat communautaire centré sur une poignée de secteurs tels que le bâtiment, la restauration rapide, les ateliers de confection, la serrurerie ou la cordonnerie. Selon le géographe Stéphane de Tapia, « la création d’entreprise par les “originaires de Turquie” […] permet d’insérer de nombreux enfants de migrants (parfois au détriment de la scolarité et de la formation) et des primo-arrivants (parfois au prix des droits sociaux élémentaires) »[33].

Cette forte cohésion ethnique emporte cependant d’autres conséquences, qui contribuent à faire de la communauté turque un « isolat » au sein de la société française – une situation propice à toutes les instrumentalisations politiques et religieuses.
Son endogamie record

Pour reprendre les termes du politologue Jérôme Fourquet, « le très faible degré d’ouverture démographique du groupe turc interroge, tant l’endogamie y demeure puissante »[34]. Les études disponibles à ce sujet fournissent en effet des données frappantes : 93% des femmes descendant d’immigrés turcs en France épousent un conjoint turc ou d’origine turque (80% des hommes descendant d’immigrés turcs sont dans le même cas), faisant ainsi de ce groupe ethnoculturel le plus endogame de tous[35]. A titre de comparaison, les femmes d’origine marocaine – deuxième groupe le plus endogame – sont « seulement » 70% à épouser un homme de même origine nationale. Chez les femmes d’origine vietnamienne, laotienne ou cambodgienne, ce pourcentage tombe à 27%[36].

Cette tendance forte à l’endogamie se retrouve dans toutes les communautés turques d’Europe occidentale, notamment celle d’Allemagne[37] qui elle est la plus nombreuse. Elle est néanmoins particulièrement marquée en France. Le chercheur Samim Akgönül constate ainsi que les choix matrimoniaux des Turco-Français s’orientent plus souvent vers des partenaires résidant encore en Turquie que vers la diaspora déjà présente en France[38]. Outre le fait que cette préférence génère d’importants flux d’immigration légale pour motif familial (qu’il s’agisse du regroupement familial ou de l’obtention d’un titre de séjour « conjoint de Français » – si l’époux vivant sur le sol national a déjà acquis la citoyenneté français), celle-ci s’inscrit dans une logique délibérée que l’on pourrait qualifier de séparatiste. En effet, selon Akgönül, « cette stratégie matrimoniale correspond au souhait des parents d’empêcher une acculturation trop poussée de leurs enfants, qui serait favorisée par un mariage entre deux descendants d’immigrés turcs, voire, encore plus, dans le cas d’un mariage avec une personne française, sans ascendance migratoire »[39].

L’endogamie turque en France revêt par ailleurs des formes spécialement archaïques, caractérisées par le poids des mariages arrangés et la récurrence des unions intra-familiales. Comme le résume Stéphane de Tapia : « le constat est celui, statistique, de la permanence du mariage arrangé, parfois même plus souvent qu’en Turquie, entre cousins germains (avec deux tendances opposées) : d’une part, le mariage entre cousins issus de frères, jugé incestueux selon la logique catholique, appelé « mariage arabe », mais relevant en fait plus d’un modèle méditerranéen qu’arabe, et, d’autre part, le mariage entre cousins issus de sœurs, appelé « mariage asiatique », parce que pratiqué en Chine, en Mongolie, au Vietnam…, et relevant pour les Turcs de la tradition altaïque commune aux peuples turcophones et mongolophones »[40].

Selon le même chercheur, « mariage arrangé ne signifie pas automatiquement mariage forcé, mais la limite entre ce qui relève de la tradition et ce qui renvoie à un acte délictuel ou criminel (viol en l’occurrence !) n’est pas toujours facile à tracer[41] ». Dans sa forme la plus extrême, la violence de la contrainte familiale peut conduire à la perpétration de « crimes d’honneur » contre les jeunes femmes qui tenteraient de s’y soustraire[42].

Nous verrons demain l’influence religieuse et politique que la Turquie a en France grâce à cette diaspora. Cela fera l’objet de la seconde partie de cet article.

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