Immigration et démographie urbaine: les cartes à peine croyables de France Stratégie

Seine Saint-Denis, Paris intra-muros… mais aussi Rennes ou Limoges (!): la proportion des 0-18 ans nés de deux parents extra-européens explose dans de nombreuses aires urbaines. Un basculement démographique historique. Analyses.

Depuis de nombreuses années, la question des statistiques ethniques constitue un sujet brûlant au sein des débats relatifs au fait migratoire, à son approche scientifique et à ses répercussions dans la société française.

En effet, la jurisprudence en vigueur du Conseil constitutionnel considère que « si les traitements nécessaires à la conduite d’études sur la mesure de la diversité des origines des personnes (…) peuvent porter sur des données objectives, ils ne sauraient, sans méconnaître le principe énoncé par l’article 1er de la Constitution, reposer sur l’origine ethnique ou la race » (décision du 15 novembre 2007 [1]).

Néanmoins, si la constitution de bases de données fondées sur la « race » ou l’origine ethnique auto-déclarée – telles qu’elles existent notamment aux États-Unis ou en Grande-Bretagne – demeure formellement interdite, il n’en va pas de même quant à l’origine nationale des individus. En se fondant sur les données du recensement, l’INSEE entretient ainsi tout un appareil statistique relatif au nombre d’immigrés vivant en France (NB : sont seuls considérés comme immigrés les individus nés étrangers à l’étranger), au nombre d’enfants nés de parents immigrés et aux pays d’origine de ceux-ci.

C’est sur cette base que France Stratégie, organisme de prospective rattaché au Premier ministre, a rendu publique en 2020 une vaste étude consacrée à « la ségrégation résidentielle en France ».
Le champ de l’étude

Se penchant sur les données INSEE disponibles pour les 55 « unités urbaines » françaises comptant plus de 100 000 habitants, les équipes de France Stratégie ont élaboré une cartographie détaillée visant à comprendre « l’inégale répartition dans l’espace urbain des différentes catégories de population » au regard de plusieurs critères mesurés en 2017 : la tranche d’âge, le statut d’activité (actifs occupés / chômeurs / inactifs), la catégorie socio-professionnelle, le statut d’occupation du logement (HLM ou autre)… Mais aussi l’origine migratoire directe : les immigrés et leurs enfants.

Grâce à un travail exhaustif de transposition cartographique qu’il convient de saluer, le site créé pour l’occasion permet de visualiser, pour chacune des grandes et moyennes agglomérations françaises :

Le pourcentage d’immigrés européens / extra-européens parmi les 25-54 ans ;
La part d’enfants nés de parents immigrés européens / extra-européens parmi les 0-18 ans.

En mobilisant la profondeur des données du recensement, ce site propose de visualiser l’historique de ces statistiques sur plusieurs jalons des cinquante dernières années : en 1968, 1975, 1990, 1999 et 2017 – dernière année étudiée. Il est ainsi possible d’obtenir une vision fidèle des transformations démographiques majeures qu’ont connu les villes françaises au cours du demi-siècle écoulé.

Ledit travail de cartographie est réalisé à la fois au niveau des communes et des zones IRIS (« Ilôts regroupés pour l’information statistique »), lesquelles correspondent à un découpage par quartier d’environ 2 000 habitants chacun appliqué par l’INSEE. Le choix de ce maillage fin nous offre une véritable précision dans l’analyse géographique des phénomènes.

Au regard des éléments très riches ainsi mis à disposition, force est de constater que les mutations générées par les flux migratoires sont particulièrement frappantes, tout comme les phénomènes de séparation géographique qu’elles induisent dans l’ensemble des métropoles.

Nous proposons d’examiner ici quelques exemples significatifs, en nous focalisant sur un même indicateur : le pourcentage des 0-18 ans nés d’immigrés extra-européens et son évolution depuis 1990.

Commençons par deux zooms dans l’unité urbaine de Paris, qui porteront sur :

Le département de la Seine-Saint-Denis,
La capitale intra-muros.

La Seine-Saint-Denis

Les données INSEE cartographiées par France Stratégie nous apprennent que les enfants immigrés ou nés de parents immigrés extra-européens sont majoritaires parmi les 0-18 dans plus de la moitié des communes de Seine-Saint-Denis en 2017.

Ce basculement est particulièrement marqué dans certaines communes :

La Courneuve : 75% des 0-18 ans sont nés de parents immigrés extra-européens (moins d’un quart des mineurs résidant sur la commune est donc d’origine française ou européenne) 
Villetaneuse : 73%
Clichy-sous-Bois : 72%
Aubervilliers : 70%.
Pierrefitte-sur-Seine : 69%

Si l’on procède à la même analyse par zone IRIS, on se rend compte que les pourcentages concernés sont encore plus élevés dans certains quartiers de ces villes – jusqu’à 84% dans certaines zones de Clichy-sous-Bois :

En 1990, si ces taux étaient déjà nettement plus élevés en Seine-Saint-Denis que la moyenne nationale, ils étaient néanmoins beaucoup plus faibles qu’aujourd’hui :

A la Courneuve, la proportion d’enfants d’immigrés extra-européens a augmenté de 60% entre 1990 et 2017.
A Pierrefitte-sur-Seine, la proportion d’enfants d’immigrés extra-européens a augmenté de 102% : elle a donc plus que doublé.

Paris intra-muros

Les enfants d’immigrés extra-européens représentent jusqu’à la moitié des 0-18 ans résidant dans certains arrondissements parisiens :

50% dans le XIXème arrondissement
43% dans le XVIIIème
42% dans le XXème
41% dans le XIIIème

Au-delà des moyennes par arrondissement, l’analyse des statistiques disponibles par quartier permet d’identifier les zones de la capitale où cette mutation démographique est plus accentuée encore :

Clignancourt / Porte de Saint-Ouen (XVIIIème) : 72% des 0-18 ans sont issus de parents immigrés extra-européens
Stalingrad / avenue de Flandre (XIXème) : 71%
Porte de la Chapelle (XVIIIème) : 66%
Porte de Pantin (XIXème) : 66%

D’autre part, l’analyse au niveau des IRIS permet d’établir à quel point la population de Paris s’apparente désormais à un véritable « archipel » – pour reprendre l’expression fameuse de Jérôme Fourquet. Au sein d’un même arrondissement voisinent parfois des quartiers à la composition démographique radicalement différente. Il en va ainsi du XVIIIème :

Laumarck-Caulaincourt : 12% d’enfants d’immigrés extra-européens parmi les 0-18 ans
Château-Rouge (à 900 mètres de distance) : 66%

En 1990, si la population immigrée était déjà plus forte à Paris qu’ailleurs, les taux en question étaient cependant beaucoup plus faibles. On a assisté à une explosion de la part de la natalité extra-européenne sur les trois dernières décennies : + 25 points en moyenne dans toute l’agglomération parisienne, avec une diffusion dans l’ensemble des arrondissements intra-muros.

Si la métropole parisienne constitue sans conteste la pointe avancée des transformations démographiques générées par l’immigration extra-européenne, les données compilées par France Stratégie démontrent néanmoins que les mêmes dynamiques sont à l’œuvre sur l’ensemble du territoire national. Nos lecteurs peuvent obtenir les données cartographiées pour leur ville sur le site https://francestrategie.shinyapps.io/app_seg/.

Nous nous limiterons ici à analyser brièvement deux exemples particulièrement parlants, car portant sur des villes de province qui n’ont jamais constitué des « terres d’immigration » au XXème siècle :

Une grande ville de l’Ouest : Rennes
Une ville moyenne située dans la « diagonale du vide » : Limoges

Rennes et sa métropole

À l’instar du reste de la Bretagne, la région rennaise est longtemps restée à l’écart des différentes vagues d’immigration reçues par la France depuis le XIXème siècle. Cela est resté le cas pour les flux extra-européens… jusqu’à ces dernières années – ainsi que le démontrent les données INSEE.

Les enfants de parents immigrés extra-européens représentent désormais presqu’un quart (22,8%) des 0-18 ans vivant dans l’agglomération de Rennes en 2017. Si certaines communes périphériques restent encore peu concernées par cette mutation, celle-ci est spectaculaire dans plusieurs quartiers de Rennes – où les jeunes d’origine extra-européenne sont parfois majoritaires :

Le Blosne : 51% des 0-18 sont des enfants d’immigrés extra-européens
Villejean / Beauregard : 50%
Bréquigny : 45%

Cet aspect spectaculaire prend encore plus de sens lorsqu’il est mis en rapport avec les cartes de 1990 : le pourcentage d’enfants de parents extra-européens parmi les jeunes de la métropole rennaise a été multiplé par 3 en moins de 30 ans (passant de 7,7% à 22,8%). Dans certains quartiers, cette augmentation est vertigineuse :

À Villejean-Beauregard, la part des jeunes nés d’immigrés extra-européens a augmenté de 355% en 27 ans
À Brequigny, cette proportion a augmenté de 221%

Limoges et son aire urbaine

Capitale du Limousin rural et enclavé, la ville de Limoges et ses environs n’ont – comme la Bretagne – pas constitué un lieu d’arrivée ordinaire des flux d’immigration vers la France. L’isolement géographique et la structure économique de la région ne se prêtaient pas à une « attractivité » de cette nature. Pourtant, en 2017, les cartes de France Stratégie dévoilent une démographie limougeaude largement perfusée par l’immigration extra-européenne.

Les enfants de parents immigrés extra-européens représentent en moyenne plus d’un quart (27,5%) des 0-18 ans vivant dans l’unité urbaine de Limoges. Ils sont même nettement majoritaires dans certains quartiers :

Les Portes Ferrées / Saint-Lazare : 61% des 0-18 sont des enfants d’immigrés extra-européens
Ester / Beaubreuil : 61%
Corgnac / Val de l’Aurance : 58%

En 1990, les enfants de parents extra-européens ne représentaient que 10,2% des 0-18 ans dans l’agglomération de Limoges ; leur part a donc augmenté de 170% en moins de trente ans. Si cette hausse est générale, les mêmes quartiers sont à la pointe de ce phénomène :

Dans la zone de Corgnac / Val de l’Aurance, la part des jeunes nés d’immigrés extra-européens a augmenté par exemple de 262% en 27 ans
Aux Portes Ferrées, elle a augmenté de 165%

Cependant, outre la hausse globale, l’aspect le plus remarquable de la situation limougeaude réside dans des communes et des quartiers qui n’étaient absolument pas concernés par l’immigration extra-européenne voici 27 ans, mais dont la population jeune en est aujourd’hui issue dans une part importante. Pour citer quelques uns de ces territoires :

Dans la ville de Panazol (la plus peuplée de l’unité urbaine après Limoges), les enfants d’immigrés extra-européens représentaient 1% des 0-18 sur le territoire communal en 1990 ; ils sont désormais 15% en 2017 – soit une multiplication par quinze de cette part ;
À Isle, ils étaient 2% en 1990 ; ils sont 18% en 2017 – soit une multiplication par neuf ;
Au Palais-sur-Vienne, ils étaient 5% en 1990 ; ils sont 24% en 2017 – soit une multiplication par cinq.

Les angles morts de cette étude

Il apparaît utile de préciser que les données INSEE mobilisées par France Stratégie seraient sous-évaluées si l’on cherchait à les utiliser pour estimer la part complète de telle ou telle origine « ethnique » au sein d’une population – et ce pour deux raisons principales :

Ce calcul n’inclut pas la « troisième génération », celle des enfants nés de grands-parents immigrés extra-européens ;
Il n’intègre probablement que très partiellement la présence de mineurs immigrés clandestins (sachant que la population totale des immigrés illégaux dans la seule Seine-Saint-Denis est estimée entre 150 000 et 450 000 individus d’après un rapport parlementaire de 2018 [2]).

Les données ici présentées ne remplacent donc pas les « statistiques ethniques », objets récurrents de polémiques et d’obstacles juridiques, dont la démographe Michèle Tribalat considère pourtant qu’elles sont « indispensables à la connaissance » [3].

Par ailleurs, la double dynamique induite par la surnatalité des populations immigrés et l’accélération de l’immigration au cours des dernières années (cf partie « Pourquoi un tel bouleversement ? ») conduisent à penser que les données ici compilées en 2017 sont déjà significativement dépassées.

Enfin, l’approche englobante de la catégorie des « 0-18 ans » ne donne pas une idée aussi précise que possible des dynamiques en cours. Au vu de la tendance dessinée par ces cartes, on peut imaginer que la proportion d’enfants d’immigrés extra-européens est plus forte chez les 0-5 ans ou les 0-10 ans que chez les 10-18 ans. Une telle segmentation statistique aurait permis de percevoir de façon plus précise l’accélération des transformations démographiques en cours, ainsi que leur impact à venir sur l’ensemble des catégories d’âge
Pourquoi un tel bouleversement ?

Les transformations démographiques ici décrites – qu’il faut bien reconnaître comme sans précédent dans notre Histoire par leur nature, leur ampleur et leur rapidité – sont liées à la conjonction de deux moteurs migratoires, lesquels ne cessent d’accélérer leurs cadences et de se nourrir réciproquement :

La poursuite et l’accélération de l’immigration vers la France

Pour la seule année 2019, 469 000 étrangers se sont légalement installés sur le territoire national (titres de séjour accordés + demandes d’asile enregistrées + mineurs étrangers reconnus « isolés » [4]), soit un record absolu. Il faut ajouter à cela les entrées clandestines, difficiles à chiffrer par nature mais que l’on peut estimer à plusieurs dizaines de milliers par an.

La surnatalité des populations immigrées par rapport aux natifs. 

Sur une période de vingt années entre 1998 et 2018 :

Le nombre de naissances d’enfants dont au moins un parent est étranger a augmenté de 63,6%
Le nombre de naissances d’enfants dont les deux parents sont étrangers a progressé de 43%.
Le nombre de naissances d’enfants dont les deux parents sont français a baissé de 13,7% [5].

En 2018, près d’un tiers des enfants nés en France (31,4%) ont au moins un parent né à l’étranger [6].

Les femmes immigrées ont un taux de fécondité de 2,73 enfants par femme en moyenne, contre 1,9 pour les natives [7]. Ce contraste est encore plus marqué pour certaines nationalités extra-européennes : ledit taux s’élève à 3,6 enfants par femme en moyenne pour les immigrées algériennes, 3,5 enfants par femme pour les immigrées tunisiennes, 3,4 enfants par femme pour les immigrées marocaines et 3,1 enfants par femme pour les immigrées turques, ce qui est plus élevé que la fécondité de leurs pays d’origine (respectivement 3 ; 2,4 ; 2,2 ; 2,1).

Malgré ses limites, l’analyse à laquelle nous venons de nous livrer démontre que les effets cumulés de l’immigration et des différentiels de fécondité ont d’ores et déjà modifié significativement la population française dans les grandes et moyennes agglomérations – et qu’ils continuent de le faire.

Une fois posé ce diagnostic incontestable, il est permis à chacun de s’interroger sur les conséquences d’un tel basculement à court, moyen et long terme, étant entendu qu’il ne pourra cesser de s’amplifier « naturellement » sans la mise en œuvre d’une volonté politique contraire.

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