La «sécurité indivisible», nouvel avatar du récit offensif chinois envers Taïwan

Face à ce nouvel argumentaire diplomatique un peu vaseux, la nécessité d’une stratégie occidentale globale

Selon la Chine, Taïwan demeure la 23e province chinoise. Mais en réalité, depuis 1945, l’île est de facto indépendante de la république populaire de Chine – qui n’y a jamais exercé aucun pouvoir politique, mais souhaite y parvenir…

En ouverture de l’édition 2022 du Forum Boao pour l’Asie, fin avril, dont le thème était « Le monde face au Covid-19 et au-delà, travailler pour un développement mondial et un futur partagé », Xi Jinping a dessiné une « architecture de sécurité équilibrée, efficace et durable » construite autour du principe d’« indivisibilité de la sécurité ». Ce concept postule que les tentatives de chaque nation pour renforcer sa sécurité ne peuvent s’effectuer aux dépens de celle des autres nations.

Ce concept, et le discours qui lui est associé, sont mobilisés par la Russie pour justifier son « opération militaire spéciale » déclenchée le 24 février contre l’Ukraine au prétexte que l’expansion de l’Otan constitue une menace vitale à sa sécurité. Dans l’Indopacifique, ils trouvent un écho favorable en Chine communiste où les autorités tentent de dissuader par tous les moyens les Occidentaux d’intensifier leurs liens avec Taïwan, en les persuadant qu’elles sont attachées à ce concept de « sécurité indivisible », auquel les Occidentaux devraient adhérer. Les Chinois oublient qu’il peut légitimement leur être opposé dans l’Himalaya par l’Inde, mais surtout dans les mers de Chine où leur politique agressive et les gains territoriaux associés s’obtiennent au détriment de la sécurité de leurs voisins, qu’ils soient Japonais ou Vietnamiens, Philippins ou Malaisiens, Indonésiens ou…Taïwanais.

Une île composée de Chinois, mais… pas chinoise

Contre Taïwan justement, Pékin mobilise ce nouvel argumentaire pour justifier son récit et rappeler que l’île de Formose fait partie intégrante, et de façon immuable, de la Chine. En creux, la puissance chinoise réaffirme les lignes rouges qu’il convient de ne pas franchir sous peine de représailles, à l’heure où la campagne de mobilisation en faveur d’une normalisation de la place de Taïwan sur la scène internationale, initiée pendant la gestion de la pandémie Covid-19, ne faiblit pas.

Ces lignes rouges s’inscrivent dans deux temporalités bien distinctes, à caractère politique, diplomatique ou économique. À court terme, il s’agit de l’hypothèse ou bien d’une rupture officielle des négociations sur la « réunification », actée par l’ensemble de partis politiques taïwanais, ou bien d’une déclaration formelle d’indépendance, voire de l’acceptation généralisée de Taïwan comme État ou partenaire égal dans différentes organisations internationales (système onusien notamment), ou encore de la conclusion d’accords de défense formels avec un ou plusieurs pays étrangers.

À moyen et long terme, c’est la situation politique intérieure sur le continent qui pourrait inciter Pékin à franchir le pas. En particulier, dans l’hypothèse d’une érosion de la légitimité du Parti provoquée par une situation économique durablement dégradée dans un contexte, ou non, de gestion contestée de la pandémie de la Covid-19 par une franche croissante de la population, ou dans l’hypothèse du déclin de la légitimité politique de Xi Jinping associée à sa volonté de résoudre personnellement la question taïwanaise avant de quitter le pouvoir.

Le vingtième Congrès du Parti sera à surveiller

Toutefois, la perspective du vingtième Congrès du Parti Communiste Chinois (PCC) en novembre 2022 devrait inciter les dirigeants chinois à rester prudents pour l’instant, sans relâcher la pression pour autant.

En effet, Taïwan est un enjeu autant idéologique que symbolique et stratégique pour les communistes chinois qui aspirent, en le reprenant, à transformer une vulnérabilité en opportunités. Dès lors, pour atteindre ses objectifs, Pékin multiplie les actes de provocation militaire et les attaques cybernétiques, notamment, pour tester les systèmes de sécurité et de défense de Taïwan, pour déstabiliser son cadre social et politique. Toutefois, plus insidieuses et probablement plus dangereuses sont leurs manœuvres qui consistent à créer, sur l’île de Formose, une situation de dépendance économique à l’égard du continent, avec la bienveillance du parti fondateur de la République de Chine, le Kuomintang (KMT), principal concurrent politique du parti démocrate progressiste (DPPD) de la Présidente Tsai, dont l’ambition affichée, s’il revient au pouvoir, sera de restaurer la confiance et le dialogue par le commerce entre la Chine populaire et Taïwan, en clair se rapprocher de la Chine communiste alors qu’il en fût le plus fervent opposant jusqu’aux années 1990, avant de changer progressivement d’orientation. Il s’agit pour Pékin de manier la carotte et le bâton, d’inciter aux échanges et de favoriser le tourisme tout en sanctionnant sectoriellement pour provoquer cette dépendance économique. Or l’absorption par la soumission économique constitue une menace et un enjeu vital que Taïwan ne pourra relever qu’avec le soutien de ses partenaires occidentaux. Et il ne s’agit pas ici que de la question des semi-conducteurs.

Ne plus laisser Taipei seule face à Pékin

Si les Occidentaux concentrent légitimement leur attention sur l’Ukraine, ils ne doivent pas négliger Taïwan. À ce titre, alors que Pékin pourrait donc dessiner les contours d’une « nouvelle politique » à l’égard de Taïwan à l’occasion du vingtième Congrès du PCC, les Occidentaux doivent également se doter d’une stratégie globale au bénéfice de Taïwan. Elle pourrait s’articuler autour de trois axes.

À l’échelle diplomatique, il devient indispensable que les États-Unis reviennent sur leur politique dite de l’« ambiguïté stratégique » afin d’adresser un message clair de soutien à Taïwan, tandis que les Européens doivent clarifier leur position et se remémorer qu’une politique se construit autour de valeurs partagées et d’intérêts communs puis, ensuite seulement, de considérations économiques. À cet égard, si le rétablissement de relations diplomatiques avec Taïwan n’est pas nécessairement une option, même si la question a été soulevée à l’occasion de la dernière campagne présidentielle américaine et qu’il serait intéressant d’en scénariser les conséquences, la normalisation des rapports est envisageable à travers une visibilité accrue des liens bilatéraux via une communication affichée à l’occasion de la visite de responsables.

À l’échelle stratégique, il est nécessaire de préserver l’équilibre des rapports de forces dans le détroit de Formose à l’heure où l’effort de défense de la Chine continentale est substantiel. Ce dernier se structure, notamment, autour de capacités de déni d’accès et de frappes de précision dans la profondeur, pour disposer des outils nécessaires permettant de neutraliser les moyens américains prépositionnés dans la zone, et pour retarder l’arrivée de renforts, et autour de capacités navales, aéronavales, aériennes et amphibies limitant les capacités de manœuvres adverses autour de l’île tout en y projetant ses forces. Il devient donc indispensable d’apporter un soutien militaire en termes ou bien de ventes d’armes, de modernisation de l’appareil de défense taïwanais ou bien de collaborations industrielles et technologiques afin de préserver la crédibilité du système de sécurité de l’île.

Aux échelles économique et culturelle, enfin, il paraît utile de multiplier les investissements croisés et les coopérations scientifiques et culturelles, ainsi que de construire une solidarité avec Taïwan. En parallèle, il s’agit d’adopter un discours de fermeté avec des réponses politiques et économiques adaptées face au récit chinois, aux réprimandes et aux sanctions de Pékin. Cette stratégie globale, construite autour d’une normalisation par le bas, associée au soutien à l’ouverture de bureaux de représentation taïwanais à l’étranger, participent à une insertion renforcée de Taipei sur la scène internationale. Elle est un gage de la préservation de la démocratie et de l’État de droit à Taïwan. Cela contrevient-il à l’architecture internationale construite autour de la « sécurité indivisible », que promeut désormais Xi Jinping ? Probablement.

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