L’Ukraine, la croque-mitaine de l’Europe?

Une carte blanche de Carl-Alexandre Robyn, entrepreneur, ingénieur-conseil en valorisation de startups

L’UE s’affirme (sanctions) et s’infirme (stagflation) en même temps. Malheureusement ce n’est pas un jeu à somme nulle.

Lorsque l’UE affirme sa détermination à sanctionner, à livrer des armes, ce n’est pas du courage politique mais plutôt l’impérieuse nécessité de caresser dans le sens du poil une opinion publique très remontée contre les faiblesses affichées par nos dirigeants lors de la pandémie.

L’embargo européen sur le pétrole russe est une aberration géostratégique si l’on en juge par les propos de la secrétaire américaine au Trésor, Janet Yellen, qui redoute les conséquences d’une telle mesure “sur l’Europe et le reste du monde”.

Par la surenchère des livraisons d’armements (de plus en plus lourds et létaux) à l’Ukraine, nous marchons nonchalamment vers la cobelligérance alors même que les spécialistes alertent que l’Otan n’est pas prête pour la Troisième guerre mondiale.

Les pénuries et la récession qui ont commencé ne sont rien à côté des famines à venir. Selon le secrétaire général de l’Onu, Antonio Guterres, le conflit pourrait entraîner un “effondrement du système alimentaire mondial”, “un ouragan de famine”. L’Ukraine fournit à elle seule près de la moitié de l’approvisionnement en blé du Programme alimentaire mondial.

Les idéologues risquent de nous faire plonger

La pandémie a plombé nos économies et fait exploser notre endettement, nous y remettons une couche encore plus massive avec la stagflation inéluctable, fruit de décisions politiques dénuées de vision géostratégique. L’UE se saborde économiquement…et politiquement.

Les alliés occidentaux de Kiev ne sont plus à une erreur d’analyse près et l’heure n’est plus à la prudence. En effet, les livraisons d’armes à l’Ukraine connaissent un bond spectaculaire. D’ailleurs les Russes frappent de nombreux dépôts d’armes pleins de matériel flambant neuf.

Dans les instances européennes, les idéologues sont à la manœuvre coupant l’herbe sous les pieds des pragmatiques. Pour le plus grand malheur de la paix sociale car depuis l’Antiquité, ce sont presque toujours les idéologues qui nous ont plongés dans la guerre…et les pragmatiques qui nous en ont libérés.

Avant le conflit en Ukraine, l’UE était déjà difficile à gouverner tant les divergences de vues et de valeurs avec les derniers pays membres étaient grandes, maintenant qu’elle compte s’ouvrir au tout-venant effrayé par l’ogre russe, la situation ne fera qu’empirer : 27 membres peinaient à trouver le consensus qu’en sera-t-il avec 36 membres ? En effet, La Commission européenne est en train d’étudier la possibilité de procédures accélérées d’adhésion de pays de l’Est (Moldavie, Balkans…).

Le gaz et le pétrole russes profiteront à l’Inde et à la Chine

Le régime de Poutine n’a pas d’opposition à même de le renverser, la gouvernance européenne a, elle, de multiples opinions publiques à confronter, toujours promptes à s’opposer et à manifester, librement, et prêtes à en découdre lorsque le pouvoir d’achat des ménages se réduit à peau de chagrin.

Les opinions publiques européennes ont une vue excessivement naïve de la situation : “si nous arrêtons d’acheter charbon, pétrole, gaz russes, nous asphyxions le régime de Poutine, qui devra alors cesser son offensive en Ukraine”. Eh bien non ! Au petit jeu de “qui part à la chasse perd sa place”, les acheteurs européens seront aussitôt remplacés par les gourmands acheteurs chinois et indiens.

C’est la realpolitik économique, ce que nous n’achetons plus aux Russes est en fait une aubaine pour le reste du monde : d’autres puissances économiques, nationalistes et autocratiques, s’assurent ainsi un approvisionnement stratégique massif et à bon prix permettant à Poutine de poursuivre, sans interruption, ses plans et ses objectifs.

L’UE n’est pas la seule shootée aux hydrocarbures, le reste du monde l’est aussi. Les autres fournisseurs de ressources énergétiques carbonées verront, sourire aux lèvres, arriver des drogués d’hydrocarbures en manque… et très riches. Ce que nous payions à un bon prix aux Russes, nous coûtera désormais très sensiblement plus cher tandis que Poutine ne perdra pas un kopeck dans cette transmutation du marché énergétique.

Catastrophes financières, cataclysmes économiques et délitement politique

Mais entretemps, l’Europe se sera méchamment affaiblie économiquement : un chaudron de 100 millions de pauvres européens qui verront d’un très mauvais œil le dépeçage croissant de leur pouvoir d’achat par les décisions peu éclairées d’une coterie de nantis (les gouvernants européens en manque d’adrénaline) imposant aux classes populaires des sacrifices que les “sans difficultés financières” aux commandes de l’UE n’auront, eux, jamais à payer de leur sueur, de leurs larmes, de leur sang.

La Commission européenne, le Parlement européen et le Conseil de l’Europe ne voient (et ne parlent) que des “difficultés” à venir. Mais, “difficultés” et “ce ne sera pas facile” dans la bouche de dirigeants européens n’est qu’un doux euphémisme pour masquer l’épouvante de catastrophes financières (endettement colossal qui écrasera nos enfants et petits enfants), cataclysmes économiques (chômage, pénuries, inflation : écroulement du pouvoir d’achat…), engendrant inéluctablement le délitement politique (multiplication des troubles sociaux, montée des populismes et agonie des démocraties libérales).

Notre gouvernement sera contraint d’augmenter les impôts pour réduire notre déficit de plus en plus grand et notre surendettement de plus en plus colossal. Il sera probablement obligé également de réduire les prestations de notre sécurité sociale (le dernier ciment social et la fierté de notre royaume) pour le plus grand dommage des plus pauvres d’entre nous. Notre pays n’a jamais été dans une situation aussi fragile : nous sommes piégés par nos déficits, notre endettement (qui devrait bientôt franchir la barre des 500 milliards), notre fiscalité inefficiente.

Hausse des taux d’intérêt, resserrement monétaire de la BCE, inflation… : une fois de plus nos gouvernants n’avaient pas prévu (comme ils n’avaient pas prévu que la pandémie asiatique nous atteindrait) une telle spirale désastreuse pour la dette. La stabilité financière de la Belgique est en danger (elle court un bien plus grand danger que la stabilité financière russe(*)) alors que le royaume doit envisager une entrée en guerre en tant que cobelligérant, pays hôte de l’Otan, dans le conflit Ukraine-Russie.

Nos Pinocchio aux commandes ont beau affirmer qu’ils n’augmenteront pas les taxes, les Belges ne pourront pas y échapper. Une série de taxations exceptionnelles est prévisible sur l’épargne, sur l’immobilier, sur la finance…

Economies sabordées et colères populaires

Bien sûr nos sanctions appauvrissent la Russie, mais nous souffrons proportionnellement plus qu’elle, économiquement et surtout politiquement. La population russe est plus résistante, plus résignée. Nos mouvements “gilets jaunes” et les fréquentes manifestations pour un oui ou pour un non sont le témoignage que les populations européennes ne supportent pas la contrariété.

En bon joueur d’échec, Poutine est en train de réussir un coup de maître en deux temps : il table sur l’affaiblissement économique de l’UE, parce qu’il pressent que cela entraînera un affaiblissement politique. En effet, en maître-propagandiste il sait que l’opinion publique (OP) est peu rationnelle et essentiellement émotionnelle. Il prévoit donc que dès que la catastrophe économique s’installera, les OP européennes se retourneront contre leurs gouvernements. Et si entre-temps nous étions entrés en guerre, notre défaite militaire serait inévitable : échec et mat pour l’UE ! Poutine est politiquement avantagé : il maîtrise son opinion publique (une propagande bien huilée et une opposition muselée par la force). Avant lui personne n’était parvenu à ébranler aussi durement les fondations de l’UE.

Supposons que la 3e Guerre mondiale soit inéluctable, ce n’est plus seulement une possibilité, c’est devenu une probabilité qui chaque jour grandit en fonction des déclarations intempestives de nos gouvernants, issues de deux delirium tremens : le délire paranoïaque (“Les Russes veulent détruire l’Europe”) et le délire idéologique et symbolique (“défendre les Ukrainiens, c’est défendre les Européens”, “La guerre en Ukraine, est notre guerre”, etc.) ; allons-nous entrer en conflit en commençant par saborder notre économie et notre paix sociale ? Sera-ce, en plein milieu de colères populaires que les gouvernements européens affiliés à l’Otan devront donner les ordres de mobilisation de leurs jeunesses respectives ?

Pragmatisme sans scrupules

Ne vaut-il alors pas mieux accepter notre chagrinant destin munis d’une économie forte pour éviter la rébellion sociale et donner plus de chances de réussite à nos opérations militaires contre les Russes ? Cela implique, par pur pragmatisme, et sans scrupules, d’arrêter les sanctions économiques contre le régime de Poutine, sanctions qui, par effet boomerang, nous meurtrissent davantage que les Russes.

=> (*) En dépit des sanctions, le rouble dépasse son niveau d’avant l’invasion de l’Ukraine, notamment grâce aux revenus des hydrocarbures et l’excédent de la balance des paiements russe atteint des records. Bref, Moscou a évité le scénario d’une panique financière. Avec des exportations (surtout d’hydrocarbures) qui se maintiennent et des importations en nette baisse (à cause des sanctions) : la balance des paiements russe atteint des records. L’excédent pourrait même s’élever à 145 milliards de dollars pour l’ensemble 2022, selon Mme Elvira Nabioullina, la gouverneure de la Banque centrale de Russie. De quoi permettre à Moscou de payer très largement ses dettes.

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