Drame de Melilla : comment une tentative d’entrée en Europe a conduit à la mort de dizaines de migrants

Des témoignages et des images authentifiées par « Le Monde » permettent de retracer les événements qui ont conduit, vendredi 24 juin, à la mort de dizaines de migrants à la frontière entre le Maroc et l’enclave espagnole de Melilla.

Aux pieds des forces de l’ordre marocaines, ils sont des dizaines de migrants, pour la plupart inertes. En haillons, certains sont blessés, les mains attachées dans le dos. Ces images ont été tournées vendredi 24 juin à Beni Ensar, à la frontière entre le Maroc et Melilla, l’une des deux enclaves espagnoles, et donc européennes, sur le continent africain.

Environ deux heures plus tôt, plusieurs centaines de migrants ont tenté de forcer le poste-frontière. Au moins 23 migrants ont trouvé la mort « dans des bousculades et en chutant de la clôture de fer », selon les autorités marocaines, tandis que des migrants et des ONG mettent en cause la répression violente des forces de l’ordre. Que montrent les images prises ce jour-là ?

Les vidéos amateur, authentifiées et géolocalisées par Le Monde, ainsi que des témoignages permettent de reconstituer les événements qui ont mené à ce drame et d’en pointer les zones d’ombre.

Une tentative préparée

Regroupés dans la forêt du mont Gourougou, en périphérie de la ville, des migrants survivent depuis des années dans des campements de fortune, à la merci de pressions policières qui les laissent parfois sans eau ni nourriture. C’est dans ces conditions que les migrants ont préparé, durant au moins un mois, leur tentative de passage du 24 juin, selon les témoignages recueillis par Le Monde dix jours après le drame. Prévenus du coup de force en préparation, des migrants venus d’autres régions du Maroc en ont profité pour rejoindre les campements de Beni Ensar.

Informées du projet, les forces de l’ordre marocaines lancent, le 23 juin, une opération de ratissage dans la forêt pour en déloger les migrants, sans succès. Des affrontements éclatent, largement relayés par les médias locaux. « Ils nous ont donné vingt-quatre heures pour quitter les lieux », témoigne un migrant au Monde.

Passage en force

Vendredi 24 mai, à l’aube, un groupe de 1 300 à 2 000 migrants se met en marche depuis le mont Gourougou. Leur objectif : atteindre Beni Ensar et le quartier frontalier de Barrio Chino. Contrairement aux tentatives précédentes, la plupart des migrants ne projettent pas d’escalader les grillages, mais plutôt de forcer le poste-frontière puis d’ouvrir les portes qui mènent à Melilla, et à l’Europe.

Sur ces images, le groupe de migrants progresse vers la frontière.

Certains migrants apparaissent armés de bâtons.

Dans un premier temps, les forces de l’ordre marocaines apparaissent passives, voire absentes.

Les premiers affrontements éclatent à l’approche de la clôture : « Les policiers nous attendaient au niveau de la barrière », rapporte Bicha, 17 ans, originaire du Darfour ; « il y en avait devant nous et derrière nous ; on était encerclés ».

Sur les images ci-dessous, des policiers marocains en tenue antiémeute chargent dans le dos des migrants. Les images montrent plusieurs agents faire usage de grenades assourdissantes, mais aussi lancer des pierres, à la main ou avec des frondes.

Le piège de Barrio Chino

Alors qu’une partie des migrants rebrousse chemin, environ six cents autres parviennent à se masser aux abords du poste-frontière.

Encerclés par les forces de l’ordre, ils pénètrent dans l’enceinte. Sur les images que nous avons analysées, certains migrants atteignent le poste en longeant la clôture frontalière, d’autres escaladent le portail principal ou grimpent par un mur latéral, surmonté d’une clôture et de barbelés.

Sous le poids des migrants, un morceau de cette clôture s’effondre, vers la rue.

Ces images ont été largement relayées par les médias marocains proches du pouvoir pour expliquer le lourd bilan humain.

Leurs dires sont contestés par plusieurs migrants interrogés par Le Monde, qui affirment qu’à ce moment-là personne n’est mort, qu’il y a seulement eu quelques blessés. Les images capturées quelques minutes après l’affaissement de la clôture ne montrent par ailleurs aucun corps de migrant.

Coincés dans la cour entre les clôtures marocaine et espagnole, les migrants subissent des dizaines de jets de projectiles de la part des forces de l’ordre marocaines, qui encerclent le poste-frontière. Il est fait usage de grenades assourdissantes et, là encore, de pierres.

Des images tournées depuis le toit du poste-frontière montrent les migrants répondre par des lancers de projectiles.

Au fond de la cour, des dizaines de migrants se massent contre des portes à barreaux, les dernières qui les séparent des tourniquets d’accès à l’enclave espagnole. C’est ici que vont se dérouler les événements les plus meurtriers de la journée.

« C’était horrible de voir ça »

Pour passer en Espagne, des passages étroits grillagés mènent à des tourniquets, qui régulent entrées et sorties, au goutte-à-goutte. Ce poste-frontière est décrit par plusieurs sources comme un goulot d’étranglement.

Des centaines de migrants s’y seraient engouffrés, selon les autorités marocaines. Des bousculades auraient alors eu lieu dans cet espace confiné, provoquant la mort par étouffement de plusieurs migrants présents. Un « embouteillage » confirmé par Bicha : « On était nombreux dans cet espace. »

Si les images manquent pour documenter précisément les événements à l’intérieur de la cour, plusieurs migrants interrogés par Le Monde affirment que le mouvement de compression devant les portes du poste n’est pas la cause principale des morts.

« Ce n’est pas ce qui a provoqué les blessés et les morts », insiste Bicha. « La police nous a frappés. Il y avait des tirs de balles en caoutchouc, des matraques qui paralysent et des grenades qui explosent. » Plusieurs migrants décrivent des agents marocains armés de Flash-Ball, de matraques et de pierres, employés sans retenue. « C’était horrible de voir ça », dit Abrahim, un autre migrant. « Certains ont perdu un œil, des dents. Certains ont eu le crâne ouvert, le bras ou la jambe fracturée. Ils nous ont battus comme s’ils voulaient qu’on soit morts. »

Des images largement relayées montrent en particulier un agent frapper un migrant au sol, tandis qu’un de ses collègues jette un autre migrant sur lui.

La lenteur des secours

Migrants et associations pointent la lenteur des soins apportés par les autorités marocaines. Plusieurs images montrent des dizaines de corps, morts ou blessés, gisant devant le poste-frontière, où ils ont été regroupés par les forces de l’ordre. Il fait alors près de 30 °C à l’ombre.

Selon l’Association marocaine des droits humains (AMDH), « les équipes de secours n’ont pas été mobilisées tout de suite. Les migrants sont restés à terre, blessés, pendant plusieurs heures, en plein soleil ».

Cette journée du 24 juin marque l’un des drames migratoires les plus meurtriers aux frontières terrestres de l’Europe. Au moins 23 migrants sont morts, selon les autorités marocaines, une trentaine selon l’AMDH. Les autorités marocaines ont également fait état de 76 migrants et de 140 agents blessés. Et 133 migrants ont réussi à entrer à Melilla, où ils ont été placés dans le seul centre d’accueil temporaire pour migrants de l’enclave espagnole.

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