L’échiquier mondial : Les enjeux militaro-économiques de la mer Noire

La mer Noire, traditionnellement zone de prospérité avec d’abondantes ressources agricoles mais aussi zone de transit énergétique nécessaire à l’Europe depuis la destruction des gazoducs Nord Stream, est devenue une zone d’affrontement. Le 19 juillet 2023, le ministère de la Défense russe a déclaré que tous les navires naviguant en mer Noire vers les ports ukrainiens seront considérés comme des transporteurs potentiels de cargaison militaire.

Xavier Moreau et son invité général Dominique Delawarde, ancien chef de «Situation – Renseignement – Guerre électronique à l’état-major interarmées de planification opérationnelle, débattent sur les questions des rapports de force militaire en mer Noire entre l’Ukraine et la Russie et les conséquences de la fin de l’accord céréalier.

Interview de Dominique Delawarde par Xavier Moreau sur la mer Noire

Quel est le rapport de force militaire en mer noire entre l’Ukraine et la Russie ?

Malgré la perte spectaculaire et très médiatisée en occident de son navire amiral de la flotte de la mer Noire, en 2022, et quelques attaques de drones sur les installation militaires de Sébastopol, de Berdiansk et sur le pont de Crimée, le rapport de force entre la Russie et l’Ukraine en mer Noire reste écrasant en faveur de la Russie.

L’Ukraine avait perdu l’essentiel de sa flotte basée à Sébastopol lors de l’annexion par référendum de la Crimée en 2014. Son navire amiral s’est sabordé plutôt que de se rendre. La plupart des marins ukrainiens favorables à la Russie ont rejoint volontairement le camp russe avec leurs navires. L’Ukraine n’a donc plus de Marine militaire autre que fluviale, à ma connaissance.

Par ailleurs, quelques jours avant le déclenchement de l’opération spéciale, en février 2022, la Russie a très intelligemment et avant la fermeture des détroits, fait rentrer en mer Noire une dizaine de Navires de la flotte du Nord à l’occasion d’un exercice naval. Parmi ces derniers figuraient 6 navires de débarquement et 1 sous marin. Opex360

Sur le plan aérien, la Russie a, sans conteste la quasi-totale maîtrise du ciel.

Toutefois, sur le plan du renseignement, l’Ukraine bénéficie des renseignements de l’OTAN de sources aérienne et satellitaire et d’un grand nombre de drones principalement aériens mais aussi navals. À partir de la côte dans la région d’Odessa, les forces ukrainiennes peuvent aussi intervenir avec des missiles antinavires, des drones et des missiles de croisière, que les russes ont appris à détecter et à neutraliser.

En conclusion, les russes ont un contrôle quasi total sur la navigation en mer Noire à partir et à destination de l’Ukraine, mais un ou plusieurs coups ukrainiens heureux ne sont pas à exclure.

Quel est le poids militaire de la Turquie ? L’OTAN peut-elle compter sur elle ?

La Turquie est la 2ème Armée de l’OTAN, derrière les USA, en terme d’effectif, et ce sont justement les effectifs qui manquent le plus au camp otano-kiévien.

Cependant la Turquie, jalouse de sa souveraineté, s’est montrée rebelle à plusieurs reprises, vis à vis des USA et de l’OTAN : notamment pour l’achat des S-400 russes, le veto à l’adhésion de la Suède qui n’est toujours pas officiellement levé et le retard apporté à l’adhésion de la Finlande. La Turquie a également refusé que les avions de la coalition occidentale utilisent les bases turques, et notamment la base d’Incirlik, pour aller bombarder l’Irak lors de la 2ème guerre du golfe (2003).

Erdogan se souviendra longtemps qu’il a été sauvé par les russes d’un coup d’état monté contre lui par son allié US. Il se souviendra aussi qu’aux dernières élections présidentielles turques, les médias occidentaux faisaient campagne contre lui. Il se souviendra enfin que, lors de l’exercice d’état-major de l’OTAN Trident-Javeline du 17 novembre 2017 en Norvège, la Turquie et son président d’alors, Erdogan, figuraient par erreur dans un tableau sur la liste des ennemis de l’OTAN. C’était une erreur humaine très révélatrice d’un officier norvégien qui avait entraîné le retrait de l’exercice de la représentation turque, malgré les excuses de la Norvège, organisatrice de l’exercice. (L’Express)

Ne pas oublier non plus que la Turquie est le seul pays de l’OTAN qui soit un partenaire de discussion de l’Organisation de Coopération de Shangaï depuis onze ans.

Dans ces conditions, l’équilibriste Erdogan, qui défend avant tout l’intérêt de son pays et qui apprécie Poutine, ne peut être et n’est d’ailleurs pas considéré comme un allié fiable pour l’OTAN, un allié sur lequel on peut toujours compter.

Parlons des deux «petits» de l’OTAN que sont la Bulgarie et la Roumanie, quel est leur poids dans la zone ?

Le poids économique et militaire de la Bulgarie et de la Roumanie est évidemment lié à leur poids démographique. Ces deux petits États comptent, à eux deux, 26 millions d’habitants.

S’agissant de la Bulgarie, très dépendante de la Russie pour ses importations énergétiques, elle n’est naturellement pas encline à se fâcher trop fort avec Moscou qui restent son premier fournisseur, toute catégorie de biens confondus. Pour l’année 2022, en Bulgarie, les importations russes en valeur ont plus que triplée à 6,15 milliards d’euros par rapport à 2020 (1,92 milliards d’euros).

La Roumanie est beaucoup moins dépendante de la Russie que la Bulgarie. Pour autant, elle n’a guère de velléité d’intervenir seule contre la Russie parce qu’elle n’en a pas les moyens militaires. Son pouvoir de nuisance anti-russe se limite donc à faire transiter l’approvisionnement de l’Ukraine en armes occidentales et à transférer aux forces ukrainiennes des matériels de fabrication soviétique en service dans ses forces armées.

Tout cela est connu mais la Roumanie reste prudente.

Quelles sont les conséquences de la fin de l’accord céréalier et des bombardements russes sur les infrastructures portuaires à Odessa ?

La fin de l’accord céréalier et les bombardements d’Odessa vont réduire considérablement, si ce n’est stopper le trafic maritime à partir de ou à destination d’Odessa. Rares sont les armateurs et les assurances qui accepteront de courir des risques de navigation en mer Noire, pourtant considérée, à juste titre, comme le poumon de l’Ukraine.

L’Ukraine sera donc obligée d’exporter par voie terrestre ce qu’elle exportait par voie maritime. Mais certains pays frontaliers de l’UE refusent le transit des céréales ukrainiennes par leur territoire au motif qu’elles concurrencent leur propre production. (Pologne, République Tchèque)

Ces difficultés de navigation vont se traduire par une hausse des cours céréaliers sur les marchés et une hausse de l’inflation plus sévère en occident, mais aussi par des difficultés pour les pays en développement importateurs de céréales. Ces difficultés, l’occident va tenter de les instrumentaliser au détriment de la Russie, en lui faisant porter le chapeau de toute la misère du monde.

La Russie va très probablement faire des annonces au prochain sommet Russie-Afrique pour montrer à quel point elle se soucie de l’approvisionnement en céréale de l’Afrique. Elle dévoilera une partie des mesures qu’elle entend prendre pour tenir ses engagements vis à vis des pays en développement.

L’Ukraine a-t-elle la capacité d’imposer un blocus des ports russes comme elle le prétend ?

Absolument pas. Toutefois, elle a la capacité de réussir «un ou plusieurs coups» avec l’aide du renseignement, des conseils et de l’armement otanien qui lui sont gracieusement fournis. Ce ou ces coups viseraient à démontrer que la navigation en mer Noire au profit de la Russie n’est pas sans risque, et à compliquer le trafic maritime à partir ou à destination des ports russes de la mer Noire.

L’idée de Vladimir Poutine de créer un hub gazier avec la Turquie vous parait-elle réaliste ?

L’idée de Vladimir Poutine de créer un hub gazier avec la Turquie me paraît une excellente idée pour deux raisons :

– C’est un accord gagnant-gagnant. Ankara pourra ainsi élargir sa zone d’influence et renforcer ses leviers de pression en Europe, en Russie, dans le Caucase, au Proche-Orient et dans l’ensemble de la région méditerranéenne. Elle pourra aussi renforcer son économie. La Russie trouve un nouveau moyen de contourner les sanctions occidentales tout en améliorant sa relation, déjà bonne, avec la Turquie.

– Une large part de l’infrastructure est déjà en place avec notamment le Turkish Stream et le Blue Stream.

Évidemment, l’UE n’est pas favorable à ce projet qui nuit à ses intérêts du moment

Le canal d’Istanbul vous parait-il une perspective raisonnable ?

Le projet de canal d’Istanbul qui relierait la mer de Marmara à la mer noire en doublant le traditionnel passage des détroits est l’héritier de plusieurs projets beaucoup plus anciens, multiséculaires pour certains, qui ont tous été abandonnés, le plus souvent faute de moyens.

Ce projet aujourd’hui très controversé pour des raisons écologique, politique et économique est un vieux rêve relancé par Erdogan, il y a une quinzaine d’années.

Le 27 juin 2021, le président Erdogan a posé la première pierre du premier ouvrage.

La durée des travaux, initialement prévue pour 7 ans, risque fort d’être prolongée faute de moyens financiers, car l’économie turque n’est toujours pas au mieux de sa forme.

Comme tous les projets de grand canal turcs précédents, il y a de fortes chances que ce projet pharaonique soit abandonné lui aussi. Notons que même les chinois ont renoncé, pour l’instant, à creuser le canal du Nicaragua qui devait doubler le canal de Panama. (Wikipedia)

De manière générale quelles sont les perspectives de l’OTAN en mer Noire ?

Les perspectives de l’OTAN en mer Noire sont et seront évidemment moins bonnes qu’elles ne l’étaient avant le déclenchement de l’opération spéciale si, comme c’est probable, la Russie l’emporte en Ukraine, s’empare d’Odessa et prive ce qui restera de l’Ukraine de tout accès à la mer Noire.

Lorsque la guerre prendra fin, un traité sera signé, très probablement aux conditions de la Russie. Ce traité définira les nouvelles frontières terrestres et maritimes de l’Ukraine.

La Russie qui pourrait bien alors avoir conquis toute la région côtière de l’Ukraine sur la mer Noire, en fin d’opération spéciale, récupérera l’immense territoire maritime qui lui était associé, multipliant par trois la superficie de ses eaux territoriales et de sa zone économique exclusive en mer Noire et récupérant les importantes réserves de gaz ukrainiens découvertes au large de l’île du Serpent.

La portion restant aux pays proches de l’OTAN, dont l’Ukraine fait partie, sera réduite d’autant.

Les perspectives de l’OTAN en mer Noire seront donc subordonnées plus que jamais à une bonne entente USA-Turquie qui est et restera fragile.

Les manœuvres navales de l’OTAN en mer Noire devront alors se limiter, au mieux, à une moitié de cette mer : au sud, dans les eaux géorgiennes et turques et à l’Ouest dans les eaux bulgares et roumaines. Si la Turquie venait à basculer dans le camp de l’OCS (Organisation de Coopération de Shangaï), les perspectives et le pouvoir de nuisance de l’OTAN en mer noire seraient réduits à néant.

Territoires maritimes avant 2014

(Après l’Opération Spéciale, la Russie devrait récupérer tout ou partie du domaine maritime ukrainien en mer Noire.)

De manière générale comment interprétez-vous les positionnements actuels de la Turquie
vis-à-vis de la Russie ?

Le président turc donne l’impression de naviguer à vue en mettant, au premier plan, l’intérêt de son pays. Il cherche à tirer un maximum d’avantages de sa position d’allié majeur et incontournable de l’OTAN sans pour autant sacrifier sa bonne relation avec Poutine, partenaire loyal.

Il observe avec intérêt la bascule du monde et la conquête progressive, par les BRICS et l’OCS, de la suprématie économique, commerciale et financière mondiale, qui conduit inévitablement, à terme, à la suprématie militaire. Il se tient, très habilement, un pied dans chaque camp, position qu’il tiendra probablement le plus longtemps possible, pour en tirer un maximum d’avantages pour son pays.

Si les événements à venir et l’intérêt de son pays le suggèrent ou l’exigent, La Turquie saisira toute opportunité pour changer de camp sans état d’âme. Partenaire de discussion de l’OCS depuis onze ans, elle y est prête et peut le faire du jour au lendemain. C’est ce qui fait aujourd’hui sa force.

Question posée par un lecteur – 10. Si la Russie reprend la ville russe d’Odessa, peut-elle et devrait-elle
aller jusqu’à Izmaïl à la frontière roumaine ?

Si la Russie reprend la ville d’Odessa, mon avis personnel est qu’elle doit aller jusqu’à Izmaïl, et qu’elle le pourra, pour les raisons suivantes :

a – La Mer Noire est le poumon de l’Ukraine. Si, pour assurer sa sécurité de manière durable, la Russie veut transformer ce qui restera de l’Ukraine otanisée en état inoffensif, croupion et dysfonctionnel, elle doit absolument l’empêcher de «respirer» définitivement, c’est à dire lui couper tout accès à la mer Noire.

b – Par ailleurs la zone maritime en mer Noire, liée à la région d’Izmaïl, est justement celle où les gisements ukrainiens de gaz en mer sont le plus prometteurs.

c – Si la Russie veut faire la liaison avec la région pro-russe de Transnitrie pour établir une continuité et mieux pouvoir la protéger contre les vexations ou exactions d’un gouvernement Moldave prooccidental, elle doit forcément couper à l’Ukraine tout accès à la mer.

d – Laisser à l’Ukraine, un port, si petit soit-il aujourd’hui, voisin de la Roumanie, c’est permettre, à terme, aux navires civils et militaires des pays de l’OTAN, d’y accéder. Ce serait une plaie, peut être même un risque, sur le long terme, de voir l’OTAN, si elle survit à sa défaite en Ukraine, s’y installer.

La victoire russe ne sera donc totale au Sud de l’Ukraine, que si la Russie s’empare d’Izmaïl (70 000 habitants)

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