De la faillite programmée des États arabes et des illusions du fédéralisme
Bien avant les dernières années de braises, nous n’avons cessé d’attirer l’attention sur les écrits de Zbigniew Brzeziński, Condoleezza Rice, Bernard Lewis et de plusieurs autres auteurs du même bord. Des écrits qui se résument à dire que les États de la région arabe sont sur le chemin de la faillite et de l’effondrement, soit sous le poids de la corruption et de la tyrannie, soit sous la pression des ingérences étrangères, et que le mieux serait de programmer des déflagrations sociales qui mèneraient à leur démembrement sur une base confessionnelle ou doctrinaire, de telle sorte que nul ne pourrait en hériter ou reconstruire sur leurs décombres des alternatives nationales, patriotes et démocratiques.
Nombre d’intellectuels ont mis en garde contre cette programmation annoncée, à commencer par Georges Corm au Liban et Élias Choufani en Palestine. Un sujet qui a également inspiré Mowaffaq Mohadin dans son ouvrage intitulé «Suicide d’État…». Je parle ici d’ouvrages parus entre 1970 et 1995 dont l’essentiel consiste à expliquer que le démembrement des États du Levant arabe n’a rien à voir avec la nature des régimes au pouvoir qu’ils soient totalitaires ou libéraux, qu’ils soient dans le camp de l’Ouest ou le camp de l’Est. Il n’a rien à voir non plus avec les droits humains et les libertés individuelles. Il s’agit plutôt d’une stratégie de cartes et d’espaces vitaux qui anéantit l’État, lui-même, sous prétexte de changer son régime politique. Les conditions d’un tel anéantissement passent évidemment par la destruction de tous les symboles et de toutes les institutions étatiques, en commençant par la destruction des armées.2
À cette fin, il est devenu nécessaire de promouvoir ceux que nous pouvons qualifier de «têtes brûlées», c’est-à-dire un changement radical ou pas de changement du tout étant donné que la classe moyenne, désormais effondrée, ne disposait pas de tels éléments avant son effondrement. D’où la progression de l’«Islam américain», la renaissance de l’«Islam turc issu de la secte juive des Dönmeh»3 et, par conséquent, le recul de l’identité nationale unificatrice au profit d’identités secondaires confessionnelles ou doctrinaires sunnite, chiite, musulmane, chrétienne, etc. Dans un tel contexte, les milices remplacent l’État, les mafias remplacent l’économie étatique, la confession devient identité et le tout mène vers une mort massive.
L’une des illusions est de croire que Tel-Aviv et les administrations atlantistes – qui dirigent le printemps des fondamentalismes sectaires – cherchent à remplacer les unités centrales par des unités fédérales, alors qu’il n’est pas question d’une quelconque unité centrale ou fédérale, mais plutôt de cantons confessionnels en perpétuel conflit et de flots de sang partout dans le sillage de telle ou telle tribu, ou de tel ou tel bénéfice aussi futile soit-il.
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Des zones et des États tampons pour assiéger la Syrie
Pour saisir le contexte des événements qui se déroulent actuellement dans le désert du nord-est et du sud de la Syrie, nous devons nous rappeler le projet ancien/nouveau qui le régit, c’est-à-dire le projet d’un État tampon et ses multiples objectifs :
premièrement, séparer la Syrie de l’Irak et ainsi empêcher toute sorte de connexion entre les composants de l’Axe de la résistance (Iran, Irak, Syrie, Liban, Palestine occupée ; Ndt).
deuxièmement, isoler la Syrie en l’entourant de zones tampons sur toutes ses frontières.
Un État tampon est une barrière humaine naturelle dont la fonction reconnue en géopolitique est d’isoler deux ou plusieurs États ou groupes politiques, qu’ils soient en guerre, qu’ils soient potentiellement hostiles, qu’ils soient de même nature afin de les empêcher de s’unir ou de coordonner leurs politiques.
L’État tampon est une sorte de comportement politique qui s’est répandu après les guerres qu’a connues l’Europe lors de la désintégration du système féodal papal au profit de la naissance de nations et de l’émergence de révolutions nationalistes bourgeoises. Pour exemple, l’une de ses répercussions fut l’instauration de la Belgique en tant qu’État tampon entre les belligérants européens (la France et l’Allemagne) après son indépendance (1830). Par la suite, ce modèle s’est étendu à d’autres zones de conflits entre les capitalismes naissants et leurs guerres de pillage menées à travers le Monde. Ce qui a abouti à la création d’États tampons en Afrique et en Asie, tels l’Afghanistan (État tampon entre l’Angleterre et la Russie) et autres bantoustans politiques déclarés comme États indépendants au Moyen-Orient.
À ce stade, il faut rappeler qu’après l’expérience de Mohammad Ali en Égypte et sa tentative d’union avec les Pays du Levant en plus du siège d’Istanbul suite à la défaite des armées ottomanes face à l’armée égyptienne (le 21 décembre 1832) et après la construction du canal de Suez (inauguré le 17 novembre 1869) d’une grande importance sur la route des Indes orientales, l’impérialisme britannique a décidé de créer le premier État tampon du Moyen-Orient pour séparer l’Égypte de la Syrie : l’État sioniste avec, à ses côtés, des flancs mous et d’autres États tampons le séparant de l’Orient arabe. C’est là un bref résumé de ce qui ressort des publications de chercheurs et d’hommes politiques anglais spécialistes de la région, tels l’ancien commissaire britannique en Jordanie orientale, M. Kirkbride, et l’historienne Mary C. Wilson.4
Aujourd’hui, certains se sont imaginés que la région du Moyen-Orient est en chemin vers la détente et qu’il se pourrait que le blocus criminel américain tout autour de la Syrie soit partiellement levé, du fait de l’amélioration des relations saoudo-iraniennes et de l’ouverture des pays arabes à la Syrie qui a retrouvé son siège au sein de la Ligue arabe. Mais ceux-là ont oublié que ces indices s’inscrivent dans une stratégie américaine bien rodée :
premièrement, contenir et démanteler progressivement les éléments de l’Axe de la résistance en les isolant autant que possible les uns des autres et en élargissant l’impact des mécanismes du «soft power» à l’ensemble de la zone ;
deuxièmement, prévoir le retrait ou le redéploiement des forces d’occupation américaines, leur remplacement par des forces locales et régionales et toutes sortes de chaos préprogrammés ;
troisièmement, s’accorder avec l’ennemi sioniste pour lequel l’Axe de la résistance est la source d’une grande inquiétude, notamment le Hezbollah libanais qu’il faudrait affaiblir et épuiser par des provocations locales notoirement répétées.
Quels que soient les scénarios retenus, des données claires indiquent que l’occupant américain ainsi que l’ennemi sioniste et tous leurs outils sont en train de préparer une nouvelle édition de leurs odieuses ingérences et d’une décennie noire en Syrie, et même dans toute la région, en distribuant de nouveaux rôles ou des rôles déjà tenus à de nouveaux ou d’anciens acteurs régionaux.
Partant de là, il n’est pas difficile d’appréhender les intenses préparatifs d’Ankara réduisant sa marge de manœuvre avec Moscou, en échange de l’affaiblissement des FDS dominées par les Kurdes séparatistes, et de la participation de la Turquie au parrainage d’une partie des tribus arabes sunnites sous prétexte de les protéger, en sachant que les tribus du désert syrien et irakien ont leurs extensions en Arabie saoudite et en Jordanie. Un sujet que nous nous proposons de développer succinctement.
Pour commencer, l’idée de l’État tampon telle qu’elle a été lancée en 2011 est revenue en force via une importante mobilisation régionale et internationale contre la Syrie, avec la participation de l’ennemi sioniste, de l’argent et des médias du pétrole et du gaz liquéfié, de l’islam atlantiste, ainsi que d’un mélange de révolutions colorées, de groupes takfiris armés, de tribus dont les membres sont donc dispersés dans plusieurs capitales de la région.
En effet, dans le sillage de cette mobilisation anti-syrienne, nous avons pu constater que les points sensibles de la géographie politique syrienne et les flancs mous de son voisinage pouvaient être transformés soit en zones tampons, soit en zones de tensions extrêmes, soit en États tampons frontaliers militarisés. Parmi les signes flagrants de ces possibilités, les mouvements tribaux à l’Est et au Sud, de la Syrie, les banderoles sectaires et leur message séparatiste probablement lié à la tenue d’une conférence dans une capitale du Moyen-Orient, en présence d’un membre de la Knesset de la bande de Netanyahou.
Les États tampons sont les plus dangereux en raison de leur fonction de division régionale et sectaire d’une part et de leur fonction militaire consistant à isoler les éléments constitutifs de l’Axe de la résistance d’autre part.
Au départ, il y a eu la création d’Al-Qaïda et de sa filiale syrienne, le Front Al-Nosra, lequel a envahi Al-Qousseir (ville du gouvernorat de Homs à l’ouest de la Syrie) en prélude à la connexion du Qalamoun (région montagneuse libano-syrienne) avec le Haramoun (Mont Hermon, ou Jabal al-Cheikh, ou Jabal al-Arab, y inclus le Golan syrien occupé). Autrement dit, en prélude à la connexion entre les groupes takfiris armés et l’armée sioniste, afin d’isoler le Hezbollah libanais de la Syrie et du reste de l’Axe de la résistance.
Mais, lorsque les combattants du Hezbollah et l’Armée syrienne ont réussi à liquider l’émirat d’Al-Qoussair, Washington, Tel-Aviv, leurs alliés et agents régionaux ont décidé de créer un autre État tampon à la frontière syro-irakienne : EIIL/Daech, lequel a rapidement annexé Mossoul sans combat. Et alors qu’il avait été décidé de déclarer Mossoul capitale d’un gouvernement irakien intérimaire selon un scénario sorti d’une autre conférence régionale tenue dans la même capitale arabe précédemment évoquée, des décideurs internationaux et régionaux ont décidé d’en faire un émirat affilié à Daech, afin d’isoler la Syrie et le Hezbollah du reste de l’Axe de la résistance.
Beaucoup ne savent peut-être pas que la fixation des agresseurs sur le désert syro-irakien a révélé une diversité sociopolitique entre ses clans et ses tribus, diversité qui n’était pas aussi clairement apparue jusqu’ici.
Et, certains pourraient être surpris de lire que nombre de milieux tribaux de ce désert et de ses extensions jusqu’au Najd – la région centrale de l’Arabie saoudite qui comprend les vallées et les montagnes d’Al-Jawf, d’Al-Sakaka, de Tuwaiq et d’Al-Sarhan – ont été divisés depuis le XIXe siècle entre deux courants :
un courant dominé par le wahhabisme et utilisé par la Grande-Bretagne face à une Turquie chancelante, notamment la grande tribu d’Al-Anza ;
un courant composé de la tribu des Chammar dont la loyauté est divisée entre la famille Al-Rachid et la Turquie (la famille Al-Rachid ayant été écartée du trône par les Al-Saoud après avoir régné sur une grande partie de la péninsule arabique de 1836 à 1921), la tribu des Al-Jarba, et des tribus désignées par «Al-Sahouate» (dont le radical est réveil) recrutées par les Américains et leurs alliés dans la région pour agresser l’Irak et la Syrie.
Devant une telle scène et vu la possibilité que les États-Unis d’Amérique ravivent le feu en Syrie afin de se redéployer dans la région via des États tampons composés d’éléments tribaux et kurdes, il n’est pas inutile de préciser les alignements des diverses tribus et de certains groupes impliqués dans le projet américano-sioniste visant à diviser la Syrie et l’Irak, puis à établir une large confédération incluant la Jordanie, la province d’Al-Anbar en Irak et Jabal al-Arab en Syrie. D’où la liste des alignements suivants :
Tribus alliés avec les daechiens présents au cœur du désert et autour de la base américaine d’Al-Tanf (au sud de la Syrie au niveau du triangle frontalier Syrie-Jordanie-Irak).
Tribus alliés aux Turcs.
Tribus patriotes plus proches de l’Axe de la résistance, particulièrement de la Syrie, appelées à jouer un rôle plus important en parallèle avec Damas et convaincues de la priorité de purifier la Syrie des occupations américaine, turque, sioniste, et de leurs outils.
Tribus annexées aux FDS par les Américains, actuellement entrées en conflit jusqu’à ce que la situation devienne plus claire quant au niveau de la relation turco-américaine et des dispositions de la Turquie à virer complètement vers le camp atlantiste.
Tribus englobées sous l’appellation «Al-Sahouate» depuis l’agression de l’Irak et dont les allégeances se partageaient entre les États-Unis, l’Arabie saoudite et la Jordanie. Elles sont réapparues sous de nouvelles appellations après leur agression de la Syrie, où elles se sont déployées des périphéries de Dar’a et de Sweïda jusqu’au cœur du désert syrien tout en se liant avec d’autres pays de la région. Récemment, elles ont fait alliance avec les porte-drapeaux sectaires à Sweïda, certains médias allant jusqu’à appeler à y établir une zone tampon.
Au terme de cette liste, il faut ajouter que des événements comparables ont lieu au Liban, tels les affrontements au sein du camp palestinien de Ain al-Hilweh et le haussement de ton des forces isolationnistes.
Il en est de même en Irak, vu la mosaïque ethnique et confessionnelle présente dans Kirkouk et prête à se mettre à la disposition d’employeurs étrangers : un mélange d’Arabes, de Turkmènes chiites ou sunnites, de Kurdes répartis entre le groupe Barzani allié à la Turquie, le groupe Talabani ouvert à l’Iran, et le Parti des travailleurs du Kurdistan ; tous se trouvant mêlés à la mouvance des conflits internationaux et régionaux.