Puisqu’on ressasse à plus soif le thème de «l’islamisme radical» et du «fanatisme religieux» du Hamas, un petit rappel historique n’est pas superflu. Comme le montre la partialité des prises de position sur la crise actuelle, on ne comprend pas ce conflit, en effet, si l’on oublie l’essentiel : le sionisme n’est pas un mouvement d’émancipation juive, ni un nationalisme séculier classique.
En réalité, c’est un colonialisme européen qui a ceci de particulier qu’il est fondé sur une mystique de l’élection. Lorsque Netanyahou est reçu au congrès américain, il parle du «peuple élu» et il invoque la «destinée manifeste». En validant les prétentions israéliennes sur Jérusalem, Trump ne s’était pas contenté de piétiner la loi internationale. Flattant le narcissisme israélien, il accréditait la mythologie fondatrice de l’État-colon.
On s’inquiète de la confessionnalisation du conflit, mais on oublie que ce conflit est confessionnel depuis l’origine. Non pas du fait de la résistance arabe, mais du fait de l’entreprise sioniste. En fait, le mouvement auquel le sionisme ressemble le plus est le suprématisme blanc des Afrikaners. Dans les deux cas, ils se prennent pour le peuple élu, et la guerre coloniale vise à s’emparer de la «Terre promise». L’État d’Israël, cet enfant chéri de la conscience laïque occidentale, est un implant colonial justifié par l’Ancien Testament.
Même s’ils ont raison sur le fond, le déni de légitimité que les juifs orthodoxes antisionistes opposent au sionisme est plutôt trompeur. Il faut lire les penseurs sionistes du début du XXe siècle : le sionisme n’a pas trahi le judaïsme, il s’est simplement affranchi de sa passivité. Il substitue à l’attente du sauveur une action politique, mais cette action vise à prendre possession d’«Eretz Israël», et non d’une lointaine contrée indifférente au récit biblique. Le sionisme moderne n’a pas laïcisé l’espérance messianique, il l’a détournée à son profit pour implanter au Proche-Orient un État occidental.
D’un même élan, la conquête coloniale de la Palestine se fonde sur une mystique de l’élection, et cette mystique se nourrit d’une géographie du sacré. Interprétant la Thora comme un acte notarié, elle le brandit comme si un texte religieux pouvait fonder un droit territorial opposable. Croyant occasionnel, Theodor Herzl avait bien compris la puissance symbolique de cette supercherie. «Si la revendication d’un coin de terre est légitime, disait-il, alors tous les peuples qui croient en la Bible se doivent de reconnaître le droit des juifs». Quel Occidental contestera, si elle est bibliquement établie, la légitimité d’un État juif en Palestine ?
L’entreprise sioniste repose sur une idée simple : la Thora tient lieu de titre de propriété, et cette propriété sera reconnue par un Occident pétri de culture biblique. Il faut reconnaître que ce tour de passe-passe a porté ses fruits. Loin d’être une nouveauté, le sionisme chrétien est constitutif du sionisme lui-même. L’idée du retour des exilés en Terre sainte fut une idée protestante avant d’être une idée juive, et le gouvernement britannique s’en fit l’ardent défenseur à l’apogée de l’Empire. Ce n’est pas un hasard si cette entreprise a fini par voir le jour avec la bénédiction d’une Grande-Bretagne férue d’Ancien Testament.
Malheureusement, ce n’est pas la première fois qu’une idée absurde exerce une force matérielle. Pour les sionistes, la cause est entendue : si le droit des juifs sur la terre d’Israël n’est pas négociable, c’est qu’il dérive de la transcendance. Combattre l’entreprise sioniste, c’est faire offense à Dieu, se rebeller contre sa volonté. Avant la proclamation unilatérale de l’État d’Israël, le grand rabbin de Palestine déclarait, devant une commission internationale, sa «forte conviction que personne, ni individu, ni pouvoir institué, n’a le droit d’altérer le statut de la Palestine qui a été établi par droit divin».
Chef du parti national-religieux, le général Effi Eitam expliquait en 2002 : «Nous sommes seuls au monde à entretenir un dialogue avec Dieu en tant que peuple. Un État réellement juif aura pour fondement le territoire, de la mer au Jourdain, qui constitue l’espace vital du peuple juif». On comprend pourquoi le sionisme, à l’appui de ses prétentions, n’invoque pas le droit international, mais la promesse de Yahvé à Abraham : «C’est à ta descendance que je donne ce pays, du fleuve d’Égypte au grand fleuve, le fleuve Euphrate» (Genèse, 15).
Cette mythologie a fait de Jérusalem le joyau de la promesse. La cité de David est l’écrin de la présence divine depuis que son successeur Salomon y bâtit le premier Temple. Espace de communication avec le divin, Jérusalem porte témoignage de la geste hébraïque. Le martyre subi lors de sa destruction en accentue la sacralité, en la déclinant sur le mode messianique. Dans la narration biblique, Jérusalem est le centre d’une histoire sainte. Mais le tour de force du sionisme est de l’avoir fait passer pour une histoire tout court.
Cette conversion de la narration biblique en narration historique, pourtant, est un véritable château de cartes. Israël s’est lancé à Jérusalem dans une quête obstinée des vestiges de sa grandeur passée. À coup d’excavations frénétiques, on a exhibé la moindre breloque comme si elle était la preuve d’une gloire ancestrale, et un tesson de poterie attestait le rayonnement immémorial du royaume hébraïque. Mais cette manie de fouiller le sous-sol palestinien à la recherche d’une gloire perdue a montré ses limites, et les archéologues israéliens ont fini par tirer un trait sur ces affabulations.
«Les fouilles entreprises à Jérusalem n’ont apporté aucune preuve de la grandeur de la cité à l’époque de David et de Salomon». Mieux encore : «Quant aux édifices monumentaux attribués jadis à Salomon, les rapporter à d’autres rois paraît beaucoup plus raisonnable. Les implications d’un tel réexamen sont énormes. En effet, s’il n’y a pas eu de patriarches, ni d’Exode, ni de conquête de Canaan, ni de monarchie unifiée et prospère sous David et Salomon, devons-nous en conclure que l’Israël biblique tel que nous le décrivent les cinq livres de Moïse, les livres de Josué, des Juges et de Samuel, n’a jamais existé ?»
Ces citations ne sont pas tirées d’un brûlot antisioniste, mais du livre d’Israël Finkelstein et Neil Asher Silberman, «La Bible dévoilée, Les nouvelles révélations de l’archéologie», Bayard, 2002, p.150. La mythologie sioniste avait maquillé le mythe en histoire pour les besoins de la cause. Cette histoire en carton-pâte est balayée par la recherche scientifique. La véritable histoire reprend ses droits, et la géographie du sacré sombre dans les sables mouvants. Mais peu importe. Avec de vieilles pierres en guise de témoins muets, les sionistes revendiquent obstinément la propriété d’une terre arrachée en 1948 à ses détenteurs légitimes.