Juifs/Arabes : Le «deux poids deux mesures» de la France

«La France ne pratique pas de double standard … toutes les vies se valent et il n’y a pas de hiérarchie» a récemment déclaré Emmanuel Macron a propos de notre façon de considérer les victimes civiles, selon qu’elles soient israéliennes ou palestiniennes, depuis les évènements du 7 octobre. Une phrase lancée comme ça, sans explications ni exemples, qui rappelle un peu le principe de dénégation freudien (en niant un phénomène que je décris moi-même, je prouve en réalité son existence) et sonne comme un aveu de culpabilité.

En affirmant son «soutien inconditionnel à Israël», trois jours seulement après l’attaque du Hamas, la présidente de l’Assemblée nationale Yaël Braun-Pivet (4ème personnage de l’État et figure de la Macronie) avait donné le ton. Celui d’un refus d’objectivité dans la façon de considérer ce qui allait suivre, à savoir la réponse d’Israël face à l’attaque du Hamas ; une réponse qui, comme le laissait entrevoir les déclarations (et la personnalité même) de Benyamin Netanyahou, allait se matérialiser par des frappes aveugles et indiscriminées dans la bande de Gaza. Et comme si cela ne suffisait pas, la même présidente Braun-Pivet s’était rendue en Israël 12 jours plus tard (soit le 22 novembre), en présence du très islamophobe Eric Ciotti et du très israëlophile (et proche de Netanyahou) Meyer Habib.

Un «soutien inconditionnel» partagé par une grande partie de la classe politique (LREM, LR, RN) et appuyée par les grands médias (BFM, CNEWS), lesquels rappellent en boucle depuis le 7 octobre les crimes commis par le Hamas (1200 victimes civiles) et le «droit d’Israël de se défendre». Et ce, malgré tout ce qu’il s’est passé depuis : malgré la postériorité de la riposte (qui ressemble plus à une vengeance qu’à une légitime défense), malgré les déclarations tonitruantes de Netanyahou et autres dirigeants israéliens (évoquant Gaza comme «cité du mal», suggérant de «raser la zone»…), et surtout, malgré les crimes de guerre commis par Israël (reconnus par l’ONU et de nombreuses ONG) et la catastrophe humanitaire à Gaza (plus de 14 000 victimes civiles à ce jour).

Pour contrecarrer ces faits sordides (et canaliser l’opinion publique dans la bonne direction), on allume des contre-feux. On revient à l’actualité française et on claironne sur l’antisémitisme. Ainsi en est-il des quelques (prétendus) 1500 actes antisémites recensés sur la plate-forme Pharos (dont BFM et CNEWS font la publicité à longueur de journée). Du déclaratif seulement : les exemples concrets/prouvés n’étant quant à eux pas légion. Deux cas parmi les plus médiatisés : l’agression d’une femme juive chez elle à Lyon et les dessins au pochoir d’une étoile de David sur des murs parisiens. Dans les deux cas, l’affaire s’est rapidement dégonflée. Dans le premier cas, elle s’oriente désormais vers un faux-témoignage lié à des problèmes conjugaux et dans le second vers une tentative de déstabilisation liée à l’étranger (Moldavie/Russie).

On peut par ailleurs s’interroger sur le rôle des médias, et en particulier des chaînes d’infos en continu, dans tout ce raffut. Il est communément admis, en sociologie, que la (sur)médiatisation d’un phénomène participe à sa propagation (par mimétisme), voire en est parfois l’origine (cf. l’effet Werther, l’affaire des chevaux mutilés, les piqûres en boite de nuit). On est également en droit de se demander «à qui profite le crime», à l’évocation d’actes sans victime(s) et dont on ne retrouve pas les auteurs. On fait des «unes» sur des tags antisémites, on enchaîne sur «les juifs ont peur» (en pointant éventuellement la responsabilité de la communauté arabe/musulmane au passage) et on occulte pendant ce temps le martyr de milliers de Palestiniens à Gaza.

Les anciens se souviennent sans doute dans les années 80-90 de nombreux faux-tracts prétendument anti-France (ou prônant le racisme anti-Blancs) mais provenant en fait de l’extrême droite. Les ficelles étaient grosses («nous les musulmans, détestons la France, allons envahir votre pays et nous remercions la gauche pour son aide»), et heureusement, n’attrapaient pas grand monde. Épisodiquement, le phénomène a depuis refait son apparition, donnant même lieu ici ou là à quelques condamnations (jusque dans les rangs du Front/Rassemblement National). À l’époque (et jusqu’il y a peu), aucun média «sérieux» ne donnait crédit ni ne divulguait ce type d’informations (sauf à en évoquer le dénouement judiciaire).

Mais les choses ont changé. L’heure est désormais à l’immédiateté de l’information, avec tout ce que cela implique de manque de recul et de dérives. Les médias font flèche de tout bois, les plateaux télés se transforment en tribunaux médiatiques et les éditorialistes en enquêteurs ou en juges. Ainsi a-t-on pu voir récemment certains d’entre eux débattre sur des faits sans importance (des tags sur un mur par exemple), spéculant sur leur mobile (l’antisémitisme) ou leur origine (la communauté arabe/musulmane), et ce, en l’absence de preuves, de suspects, et en dehors de toute procédure judiciaire ; les mêmes faisant ensuite mine de s’étonner de la recrudescence de tels actes, voire, plus globalement, de l’importation en France du conflit israélo-palestinien.

Bien sûr, il ne s’agit pas ici de nier l’existence d’actes antisémites, ni leur gravité. On se souvient par exemple des meurtres odieux d’Ilan Halimi, Sarah Halimi, Mireille Knoll agressés parce que juifs. Il s’agit par contre d’éviter de tout mettre sur le même plan (des tags vs des agressions physiques) et de refuser les accusations sans preuves. Il s’agit aussi de dénoncer le dévoiement d’une idée (la lutte contre l’antisémitisme) et son utilisation comme «écran de fumée» dans un contexte de politique étrangère (et de parti-pris mené par la France). Notons que des agressions physiques avérées (comme l’attaque d’une conférence sur la Palestine à Lyon), dont les auteurs et le mobile ont été identifiés, n’ont pas donné lieu à la même couverture médiatique.

Répétons le encore : s’en prendre à un personne parce qu’elle est juive, qu’elle porte une kippa, est grave. Cela s’appelle du racisme (ou de l’antisémitisme) et cela doit être condamné. En revanche, lorsque cette même personne, qui dispose qui plus est d’une aura médiatique, devient un militant nationaliste, on n’est plus tout à fait dans le même registre. Ainsi en est-il de certains acteurs/animateurs… qui soutiennent publiquement Israël, s’en font les avocats inconditionnels, s’indignent des morts d’un côté et pas de l’autre, et viennent ensuite s’étonner qu’on leur renvoie leur identité à la figure. Quelle différence entre Jean-Jacques Goldman (personnalité préférée des français) et Arthur (actuellement sous protection policière) ? Je vous laisse deviner.

Bien entendu là encore, il ne s’agit pas de justifier la violence verbale (ou les insultes), mais de distinguer ce qui relève du fond et de la forme ; de distinguer des propos impersonnels, contextualisables, d’une véritable menace pour les autres ou la société. La chasse aux actes antisémites prend d’ailleurs des allures de «moustique tiré au bazooka», quand on voit la disproportion des moyens employés (plus de 600 interpellations depuis le 7 octobre) et des peines prononcées : des gamins poursuivis pour des chants débiles dans le métro, de la prison ferme pour des tags sur un mur. Des propos idiots, outranciers, à l’évidence, mais depuis quand traque-t-on de tels propos au sein du «petit peuple» ? Qu’on se penche du côté des Zemmouriens/Lepenistes, des supporters de foot, ou de certains circassiens contrariés…

Cette hystérie philosémite se trouve assez bien illustrée par «l’affaire Guillaume Meurice». Qualifié d’antisémite suite à un sketch sur France Inter, l’animateur a fait l’objet d’un dépôt de plainte de l’Organisation juive européenne (OJE), d’un «lâchage» et d’une sanction de la part de sa direction, d’une mise en garde de la part de l’Arcom, d’interventions politiques (à l’assemblée nationale), en plus d’un lynchage médiatique et de menaces de mort. Tout ça pour quoi ? Pour avoir comparé Netanyahou à «une sorte de nazi sans prépuce». Pendant ce temps, certains politiques ou journalistes ont pu tenir des propos ouvertement racistes et violents (assimilant les Arabes au terrorisme, justifiant le massacre d’enfants palestiniens) sans être inquiétés le moins du monde (exemple ici, ici ou ici).

On peut également citer «l’affaire Mohamed Kaci», du nom de ce journaliste de TV5 Monde rabroué par sa direction pour avoir osé porter la contradiction à un officier de l’armée israélienne. Alors que ce dernier revendiquait ouvertement la loi du Talion («œil pour œil, dent pour dent») face aux Gazaouis, le journaliste l’a pris de court, lui demandant : «Donc vous vous comportez comme le Hamas, c’est ce que vous nous dites ?» Une question qui a provoqué la colère du propagandiste, obligeant le journaliste à écourter l’entretien. Il faut dire que le militaire israélien, invité à venir dérouler sa propagande de guerre sur tous les plateaux télés (qui s’en étonne d’ailleurs ?), n’a pas l’habitude qu’on vienne lui porter la contradiction.

Même partialité au sommet de l’État. Les présidents de l’Assemblée nationale et du Sénat organisent des manifestations contre l’antisémitisme pendant que des préfets interdisent un peu partout des manifestations pro-palestiniennes. Au nom de quoi ? D’un risque de trouble à l’ordre public ? Des actes ou propos antisémites ? Lorsqu’elles ont lieu, ces manifestations se déroulent dans le calme et aucun problème n’a été signalé à ce jour. Ces décisions sont purement politiques. Elles visent à museler l’opinion publique et à affaiblir, à décourager le soutien à la cause palestinienne. Notons que les tribunaux administratifs viennent parfois casser ces interdictions, lesquelles ont également tendance à diminuer dans le temps. Il faut dire que la France fait figure d’exception, ce type de manifestations étant autorisé dans la plupart des autres pays.

Ces dérives autoritaires trouvent leur paroxysme dans les prises de position de certains parlementaires de droite. On se souvient de la proposition de loi en 2019 d’une trentaine de députés LREM (emmenés par Sylvain Maillard) visant à délictualiser «l’antisionisme» en l’associant à une forme d’antisémitisme (un texte adopté en première lecture puis finalement abandonné). Plus récemment, ce sont 16 sénateurs LR (emmenés par Stéphane Le Rudulier) qui sont revenus à la charge en proposant de pénaliser l’antisionisme par… des peines de prison : un an d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende pour «contestation de l’État d’Israël», deux ans d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende pour «injure envers l’État d’Israël», cinq ans d’emprisonnement et 100 000 euros d’amende pour «provocation à la haine envers Israël».

Un «sens de la mesure» qui a poussé le même député LR (Le Rudulier) à demander la dissolution de LFI (+ NPA …), pour cause «d’apologie du terrorisme et du Hamas». Ce qui ressemble à de la diffamation, quand on se penche sur les réels propos des responsables LFI. Refusant (sous pression constante des journalistes) d’utiliser le terme de «terrorisme», pour des raisons qu’ils ont expliquées (à savoir que ce terme n’est pas reconnu en droit international), ces derniers n’en ont pas moins condamné les attaques du Hamas (les qualifiant de «crimes de guerre»). Notons qu’Amnesty International (qu’il est difficile d’accuser de sympathie pro-Hamas, vu ses rapports à charge pour le groupe) a fait l’objet des mêmes accusations, pour les mêmes raisons, avec la même mauvaise foi…

Dans cette «chasse aux sorcières» où l’on est sommé de condamner ci ou ça (ou ci mais pas ça), manifester ici ou là (surtout si on est d’origine étrangère), en reprenant bien les idées/formules du système («Hamas = terroristes», «Israël = démocratie», «Israël a le droit se défendre», «tous les morts sont la faute du Hamas»), où même le silence (ou les «non tweets») deviennent suspects («untel a tweeté pour les Palestiniens mais pas pour les Israéliens oulala»), on pourrait presque s’étonner de se considérer encore dans un pays libre. On semble en tout cas assister à une dérive autoritaire, un «fascisme d’atmosphère» pourrait-on dire, cherchant à verrouiller la pensée et mettre tout le monde au pas.

En cherchant à associer toute critique d’Israël à de l’antisémitisme, c’est un peu de notre démocratie qu’on abîme. En distinguant les victimes civiles juives et palestiniennes au Proche-Orient, c’est un peu (plus) de clivage (de racisme, de rancœur) qu’on installe dans notre pays. Et en traitant différemment les propos/actes «anti-juifs» et «anti-arabes», c’est un peu le principe même de nation («une et indivisible») qu’on remet en cause. Et ce, sans parler des tensions à l’international que cela engendre (adieu la «politique arabe»/»non alignée» de la France). La société se droitise c’est un fait. Et ce sont les mêmes qui génèrent des tensions identitaires, communautaires, sociales (en cherchant à nous dresser les uns contre les autres), qui font ensuite mine de les condamner et de les combattre. Que faire ? Résister.

D’où cette citation de Howard Zinn (un juif de gauche, donc probablement antisémite) pour terminer : «La désobéissance civile n’est pas notre problème. Notre problème c’est l’obéissance civile. Notre problème ce sont les gens du monde entier qui obéissent aux diktats de leurs gouvernements et qui ont donc soutenu des guerres ; des millions de personnes sont mortes à cause de cette obéissance. Notre problème c’est l’obéissance quand la pauvreté, la famine, la stupidité, la guerre et la cruauté ravagent le monde. Notre problème c’est que les gens sont obéissants alors que les prisons sont pleines de petits voleurs et que de grands délinquants dirigent leurs pays. C’est ça notre problème».

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