Le spectre de Suez

Un spectre plane sur les ports de toute l’Europe. Un spectre qui fait perdre le sommeil aux exportateurs, aux armateurs et aux commerçants : la fermeture du canal de Suez.

Ce qui mettrait en crise l’ensemble du commerce méditerranéen. Un véritable tremblement de terre pour l’économie mondiale.

Un précédent célèbre, bien qu’oublié aujourd’hui. En 1956, le raïs égyptien Nasser décrète la nationalisation de Suez, jusqu’alors contrôlé par une société anglo-française, au trafic commercial. Il pouvait le faire, même légalement, puisque le canal appartenait à l’Égypte. Mais la réaction de Londres et de Paris fut une intervention militaire. En soutenant d’abord une offensive israélienne. Puis en intervenant directement. Un conflit de quelques mois, dont on parle peu, mais qui fut sanglant. Et surtout, il changea la carte géopolitique du monde.

C’est Washington, qui avait initialement soutenu l’initiative, qui y a mis fin. En coopération avec Moscou, qui menaçait par ailleurs d’intervenir par tous les moyens aux côtés du Caire.

La crise hongroise était également en cours et le président Eisenhower craignit sagement l’éclatement d’un nouveau conflit mondial.

Les effets de la crise furent considérables. Dévastateurs pour l’Empire britannique, qui perdit même le soutien du Commonwealth. Ruineux pour les ambitions françaises. À tel point que De Gaulle fut plus tard évincé de l’alliance militaire de l’OTAN, tout en y restant politiquement ancré.

Et le panarabisme de Nasser connut son heure de gloire.

Mais aujourd’hui, le risque de crise à Suez n’est pas le fait d’un État, mais d’un mouvement de guérilla. Celui des Houthis du Yémen du Nord. Il s’agit de l’organisation politico-militaire des chiites-zaïdites, en lutte acharnée contre le gouvernement de Sanaa et contre les Saoudiens depuis 1993. Cette organisation s’est formée avec des coordonnées idéologiques précises. Un antiaméricanisme viscéral et un antisionisme connexe. Et avec une forte connotation de revendications sociales.

Une connotation qui découle de l’école zaïdite, également connue sous le nom de chiite pentesimain, qui a traditionnellement une vision populaire, presque «démocratique», de l’imamat. Et qui a toujours privilégié les revendications politiques et sociales sur les questions théologiques.

Les Houthis – du nom du clan des deux fondateurs, Mohammed et Hyseyn al-Houthi – sont des gens durs.

Ils résistent depuis près de trois décennies à la guerre menée contre eux par les Saoudiens, leurs ennemis politiques et religieux, qui ont toujours reçu le soutien des États-Unis.

Une guerre sanglante, un véritable génocide, passé sous silence par les médias, de la population zaïdite.

Mais les Houthis ont tenu bon. Et, finalement, Riyad a été contraint à une trêve. En raison également de la détente des relations avec Téhéran. Lequel est le grand protecteur des Houthis.

Aujourd’hui, cependant, le mouvement Zaidi a levé le drapeau de la guerre, prenant ouvertement parti contre Israël (et les États-Unis qui sont détestés) dans la crise de Gaza.

Les Houthis ne se sont toutefois pas contentés de paroles, comme la plupart des pays arabes. Ils passent à l’action en attaquant des navires marchands – israéliens, américains et généralement occidentaux – en route pour Suez. Des attaques menées à la fois par des missiles lancés depuis la terre ferme et par de véritables actes de piraterie.

La gravité de la situation peut être pleinement appréciée si l’on considère la flotte américaine – et une coalition internationale dont un navire italien fait également partie – qui se dirige vers la zone.

Toutefois, compte tenu du type de guerre hybride menée par les Houthis, il sera très difficile pour la coalition occidentale de sécuriser le passage de Suez.

Un problème pour l’Europe, avant tout. Mais aussi pour la Chine et l’Inde, qui ont besoin du Suez en toute sécurité pour leurs propres grands couloirs commerciaux.

Un problème qui, surtout, ne peut être réduit de manière simpliste à l’intempérance d’un «groupe terroriste». Comme le font les grands journaux italiens les rares fois où ils en parlent.

Il s’agit d’un problème qui doit être replacé dans le contexte de la crise globale d’équilibre que nous vivons.

Un autre moment de cette guerre mondiale anormale et asymétrique.

Et une phase extrêmement dangereuse pour notre avenir.

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