Perspectives de la SVO au printemps 2024

Nous nous livrons ici à une analyse mais nullement à une prophétie : Les planifications informatiques préparatoires à la SVO1 concluaient à une prise de contrôle rapide de l’Ukraine, et celles menées par les cadres de l’OTAN en charge de l’offensive d’été à une victoire complète de Kiev !
Rapport de situation sur le front en Ukraine : le grignotage continue

Rappel : le terme de «front» est pris ici dans son acception conceptuelle et non conformément à la sémantique opérationnelle soviéto-russe.

Depuis novembre 2023 l’armée russe applique une stratégie d’attrition par le biais d’offensives limitées incrémentielles. Pour contrer l’ISR (intelligence surveillance reconnaissance) de l’OTAN au profit de Kiev, les forces fédérales russes évitent les concentrations de moyens repérables par satellites et vulnérables aux frappes. La tactique consiste donc à dissimuler les regroupements au sein des centres urbains libérés, puis de limiter le délai d’exposition en procédant à des rushes vers les objectifs. Les mécanisés progressent donc à grande vitesse, puis débarquent l’infanterie, qui couvre alors les navettes emmenant les renforts. Quand une colonne est repérée et détruite, cela n’affecte donc que des effectifs limités.

Prévisions

• Il est improbable que la Russie tente une offensive de grand style, qui serait en l’état coûteuse en pertes humaines. Il est probable que la stratégie actuelle sera maintenue, en rayonnant autour de villes (Krasnogorovka, Khurakovo, Chasov Yar ?) mais sans pouvoir envisager la prise de grands centres comme Kharkov ou Odessa. Cette stratégie a l’intérêt d’empêcher Kiev de trouver un second souffle, en maintenant une pression constante et sur plusieurs axes. Le but est d’empêcher le recrutement, la formation et l’équipement des 400 000 hommes nécessaires à Kiev pour entreprendre une action offensive. Actuellement les troupes disponibles, aptes à une défensive statique, ne sont pas en capacité de manœuvrer. La création d’un groupe d’armées Nord (symbole lettre latine «N») ne peut être interprété avec certitude comme un signe d’une offensive immédiate sur Kharkov.

• Les forces russes pilonnent avec des bombes planantes FAB (Fugasnaya Avia Bomba, arme de démolition aérienne) les sapeurs et constructeurs des lignes de défense en arrière des lignes, et vont continuer à le faire pour rendre difficile la tenue ferme de positions d’arrêt.

• Les Britanniques ont annoncé un débarquement ukrainien sur la rive orientale du Dniepr. Des actions – et non des opérations – amphibies y ont déjà été menées, ainsi que sur les côtes de Crimée. Elles ont été écrasées et étaient limitées. Des infiltrations réussies ont certainement eu lieu mais concernent le Renseignement et le sabotage et non les opérations terrestres. Ni Kiev ni l’OTAN n’alignent suffisamment de moyens pour permettre un débarquement en force de grande ampleur.

Évolutions

• Avec la livraison de missiles ATACMS (Army tactical missile system) et Storm Shadow/SCALP, l’attaque du pont de Kertch est prévisible. L’ATACMS emporte une charge militaire (en fonction du modèle, 226 Kg de TNT ; les versions à sous munitions ne seraient pas efficaces) qui le rendra plus destructeur sur les infrastructures que les roquettes de 227 mm HIMARS. Considéré comme semi-manœuvrant par les Occidentaux, L’ATACMS est pour les Russes un objet balistique qui peut être intercepté sur sa trajectoire comme le Tochka U. En revanche, le SCALP est un missile de croisière, donc manœuvrant, plus difficile à détruire en vol. Il est probable que l’envoi de drones à long rayon d’action et d’ATACMS servira à saturer le PVO (Voyska protivovozdushnoy oborony, force de défense aérienne) pour ouvrir la voie aux SCALP. Il est prévisible que les forces russes l’anticipent. La destruction du pont serait un succès de propagande susceptible de regonfler le moral ukrainien, préalable nécessaire pour permettre une mobilisation, actuellement difficile et réticente mais indispensable à poursuivre la guerre.

• La livraison de chasseurs bombardiers F-16 pourrait atteindre 70 à 90 exemplaires2. Ces appareils pourraient être des vecteurs de missiles, mobiles et difficiles à neutraliser ; ils pourraient également offrir l’appui aérien qui a manqué aux forces terrestres à l’été 2023. En fonction de leur armement3, ils pourraient prendre à partie des aéronefs russes à longue distance. Pour cela il faut disposer de terrains adaptés à la sophistication des machines et de pilotes (seuls 12 seraient formés en six mois et six autres en cours d’instruction). Ces deux facteurs créent un risque important d’implication accrue de l’OTAN, en fournissant des bases (considérées comme cibles légitimes par la Russie) et des navigants sous contrat fictif.

• L’envoi sur le sol ukrainien de personnels de l’OTAN, français et britanniques, ne prend pas la forme de la projection d’unités organiques, un temps évoqué. Une modification de cette posture serait une aggravation sensible de la confrontation avec la Fédération de Russie.

• Le transfert à Varsovie de 821 missiles de croisière JASSM-ER de 930 Km de portée, crée une menace sur Kaliningrad, voire Moscou.

Fronts indirects : la stratégie périphérique continue

L’OTAN maintient sa pression sur d’autres fronts :

• Les manœuvres militaires de l’OTAN continuent, désormais en Finlande qui a évoqué l’implantation d’une base US permanente sur son sol. Les dirigeants finlandais et suédois alimentent une dialectique de guerre et anti-Russie. Norvège et Danemark évoquent une confrontation dans l’Arctique. De leur côté, les forces armées russes se sont réorganisées, recréant un commandement Nord autour de St Petersburg et renforcent les bases dans le cercle polaire.

• La Biélorussie annonce des tentatives de déstabilisation au travers des organisations d’opposition armée stationnées dans des États de l’OTAN. Dépositaire de missiles nucléaires russes et allié qui a prouvé son utilité (coup de Wagner) le régime Loukachenko bénéficiera certainement de la protection maximale de Moscou, mais demeure un champ d’affrontement alternatif. Parallèlement la Pologne a réaffirmé son souhait de devenir une zone de déploiement de missiles nucléaires étatsuniens.

• Le Parlement européen, la Commission et le Conseil de l’Europe ont rendu publiques des positions marquées anti-Poutine, refusant de reconnaître les résultats des élections présidentielles russes et multipliant les déclarations alarmistes sur une guerre future. Josep Borrel pour l’UE et Jens Stoltenberg pour l’OTAN appellent à unir l’Europe pour armer l’Ukraine et permettre la continuation de la guerre contre la Russie. Les perspectives de fédéralisation de l’UE et d’élargissement aux Balkans, à la Géorgie et à l’Ukraine font l’objet de débats internes dans le cadre des élections européennes. De son côté, la Russie a renforcé sa coopération avec l’Inde et notamment le recours à la «flotte fantôme» de pétroliers , malgré des positions théoriques d’application des sanctions occidentales.

• La France et les USA amplifient leur immixtion en Arménie au profit du gouvernement Pashinian. Une coopération militaire étendue est envisagée. Des troubles intérieurs agitent le pays. Les rapports de la Russie avec Erevan sont dégradés au point de retirer les forces d’interposition russes, alors que les liens se resserrent avec Bakou. Les relations ambigües entre Russie et Turquie convergent à cet égard, l’appui politico-militaire se doublant de grands projets d’infrastructures et de voies énergétiques.

• La France et la Moldavie resserrent la coopération militaire, rendant envisageable l’envoi d’un contingent français à partir de la Roumanie et une éventuelle confrontation directe avec la maigre garnison russe en Transitrie. Le durcissement politique de Chisinau et la répression des minorités et de l’opposition, désormais unies, créent une incertitude stratégique. Moscou se propose comme protecteur.

• Les actions diplomatiques (Allemagne, USA) pour influencer la République populaire de Chine à l’égard de la Russie semblent avoir échoué. Washington bénéficie toujours de Taiwan comme pôle de tension pour peser sur Pékin et un vote du Congrès américain permet de financer cette influence dans l’île. La confédération autour des USA de l’Australie, de la Nouvelle-Zélande, de la Corée du Sud et du Japon se renforce. Les Philippines sont revenues dans le giron US. Les cas du Viet Nam et de l’Indonésie méritent une attention.

• Le conflit israélo-palestinien n’a pas tari l’aide US à Kiev. Il constitue en revanche un élément de tension interne dans les pays occidentaux à fortes minorités arabo-musulmanes. La position équilibrée de la Russie est appréciée du monde arabe dont le soutien à la cause du Hamas n’est pas si évident, ni profond4. Les monarchies sunnites du Golfe étaient parvenues à un équilibre avec Israël. La Russie et la Chine travaillaient à un apaisement avec l’Iran chiite. La relance des hostilités permet non seulement de «sauver le soldat Netanyahou» localement, mais surtout redonne à Washington une position d’arbitre incontournable dans la région, tout en affectant indirectement l’alliance russo-perse. Les réactions relativement mesurées de tous, sont à interpréter en fonction de ce prisme. L’activation des proxys houthis permet d’inverser la stratégie de tension contre les USA, à coût limité. Les conséquences sur l’économie mondiale et surtout occidentale sont certainement objets de tractations clandestines. Il semble que l’Occident (c’est-à-dire l’hégémon étatsunien) œuvre à maintenir un statu quo ante qui lui soit favorable. La Russie semble développer une stratégie axée sur l’avenir, en considérant l’Afrique et le monde arabe comme des futurs partenaires de premier plan – ce qu’ils seront au moins au plan démographique – et susceptibles, avec le géant indien d’équilibrer le poids de la Chine tout en marginalisant le «milliard doré».

La Russie marque des points en Afrique au fur et à mesure du désengagement occidental, français (il ne reste plus que le Tchad comme point d’appui) mais aussi étasunien (évacuation inattendue du Niger). Cela reste cependant apparent et le continent noir nous a habitué aux volte-faces et changements radicaux. Du point de vue français, la politique du général De Gaulle avait consisté à libérer la France métropolitaine du fardeau des colonies afin de mieux aborder la construction européenne et l’indépendance stratégique (retrait du commandement intégré de l’OTAN, acquisition de la force de dissuasion nucléaire…). Confronté à une dynamique de reflux, le président français actuel semble vouloir axer sa politique sur l’UE mais sans défendre la souveraineté nationale française, au contraire.

Front intérieur : un sursaut

Les élections présidentielles russes et l’attentat terroriste du Crocus hall ont permis un apparent changement de posture fondamental en Russie :

Les services anglo-saxons ont tenté d’amplifier des fractures internes à la société russe, en activant le fait islamique. La Tchétchénie reste verrouillée par Kadyrov (pour lequel une relève est désormais possible). Les relations avec la ceinture islamique de l’Asie centrale étaient en revanche fragile. La présence de diasporas importantes et de Républiques musulmanes au sein de la Fédération même créait une vulnérabilité que l’opération du Crocus devait amplifier. La réaction en matière de sécurité intérieure (très nombreux raids du FSB contre l’emploi illégal) et diplomatique (restrictions de circulation des Tadjiks en Russie) vise à redonner à la Russie une place prééminente en tant que débouché économique et centre politique dominant. Cette politique s’appuie sur un repositionnement économique (notamment la compensation-rétorsion du vol des avoirs russes par l’Occident) en refusant que la Russie ne devienne captive de la main d’œuvre étrangère nécessaire à sa sur-industrie. Cette position a été officialisée par Vladimir Validmirovitch Poutine. La politique de la banque centrale est revue en fonction. De plus, un signal fort est donné en matière de criminalité économique. Pour accompagner l’effort de guerre, réussi, une répression des élites corrompues et initiée. L’arrestation du vice-ministre de la Défense et maréchal Timur Ivanov, ou de l’ex-vice-présidente du gouvernement de la région de Moscou Svetlana Strigunkova, et d’autres, est une claire illustration de cette volonté. La Russie poutinienne a accepté l’économie de marché et toléré l’enrichissement personnel, mais en refusant que la richesse ne devienne source de pouvoir politique, d’où la mise au pas des oligarques. En réprimant d’évidents abus, le régime légitime l’effort de guerre demandé à la population et satisfait aussi certaines aspirations sociales dont E. Prigojine s’était fait le héraut. Il est d’ailleurs significatif que le colonel-général Sourovikine soit rappelé de ses fonctions auprès de l’action extérieure (Syrie/soudan) et remplacé par le général Trishukin, peut-être pour prendre des fonctions au détriment du bloc Choïgou.

Si cette démarche est fructueuse cela fournira l’assise durable nécessaire à la modernisation et au développement intérieur qui reste le grand projet du président Poutine, et permettra d’affirmer la victoire sur l’OTAN.

On doit noter que l’aide votée par le Congés US5 (les «61 milliards de dollars») se décompose en plusieurs enveloppes, un tiers de cette somme étant en réalité consacrée à reconstituer les stocks de l’US Army, quasiment vidés par les transferts à Kiev. Il s’agit donc d’alimenter mais aussi de vivifier le lobby militaro industriel étatsunien pour lui donner la capacité de soutenir une guerre de haute intensité et de vendre aux armées vassales. Un quart de l’enveloppe est employé à faire fonctionner l’État ukrainien, qui n’en est plus un que de nom puisqu’il ne peut faire fonctionner ses institutions par l’impôt ni le vote. Les crédits restants, environ 14 milliards, seront affectés à l’approvisionnement en missiles, drones et moyens antiaériens, afin de compenser les carences les plus flagrantes des VSU.

Face à cela, la Russie semble également préparer un affrontement avec l’OTAN. En effet la production de munitions et d’armements n’est pas intégralement versée au front, mais une partie est stockée. À cet égard la guerre en Ukraine paraît servir de banc-test, comme celle d’Espagne le fut en son temps. L’industrie russe a fourni un effort capacitaire important, l’armée a mis à jour ses doctrines et les combats ont opéré un tri des cadres les plus performants. Le R&D n’est pas négligé et profite aux troupes engagées : des drone terrestres et aériens sont développés et déployés, l’artillerie améliore ses performances (obusier automoteur Hyacinte), la guerre électronique continue à progresser (les USA ont admis que les munitions guidées par GPS n’ont pas tenu leurs promesses). Les forces vont bénéficier de moyens adaptés aux nouvelles menaces créées par la livraison de moyens à Kiev, et le nouveau complexe anti aérien S-500 apparaît désormais sur le front.

D’un côté comme de l’autre on ne semble donc absolument pas renoncer à poursuivre la confrontation, jusqu’à risquer une montée aux extrêmes qui pourrait échapper au contrôle politique (la centrale Energodar en face de Zaporijia reste un enjeu et un objet d’inquiétude). À cet égard, l’éventuelle victoire d’un Donald Trump ne devrait pas changer la donne. En revanche, on peut rêver qu’une prise de conscience des Européens permette de mettre fin à leur suicide programmé, comme ce fut le cas démocratiquement en Slovaquie. Cette hypothèse heureuse est malheureusement très incertaine. En effet la politique US semble être de transférer une majeure partie de l’effort contre la Russie à l’Europe et un renversement démocratique au sein de l’UE serait donc inacceptable.

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