Fin mars, le Conseil des droits de l’homme des Nations unies a publié le rapport de Francesca Albanese confirmant ce que les chercheurs en génocide, les reporters sur le terrain à Gaza et les États-nations à la Cour internationale de justice ont soutenu pendant des mois à propos de la guerre d’Israël contre l’enclave : l’assaut d’Israël contre le peuple de Gaza a atteint le seuil du génocide. Intitulé «Anatomie d’un génocide», le rapport décrit à grands traits et avec des détails graphiques ce qui est apparu comme l’offensive militaire la plus destructrice menée contre un territoire et son peuple depuis la Seconde Guerre mondiale. Cet assaut israélien a entraîné la mort de plus de 34 000 Gazaouis, dont plus de 14 000 enfants ; la destruction d’hôpitaux, d’écoles et de toutes les universités de Gaza ; l’arasement de 75% du parc de logements et des infrastructures civiles de Gaza, y compris les usines de dessalement d’eau et les centrales électriques ; la destruction de sources de production alimentaire telles que des boulangeries et des fermes ; et l’anéantissement de symboles culturels, notamment des mosquées et des églises.
En parallèle à ce carnage, comme le note le rapport, l’État d’Israël s’est engagé dans un effort délibéré pour éradiquer la population de Gaza en empêchant les produits de première nécessité – nourriture, eau, carburant et médicaments – d’entrer sur le territoire et a même tué des centaines de travailleurs humanitaires essayant de livrer des cargaisons d’urgence au peuple gazaoui.
Pour sa part, le gouvernement des USA permet cette sauvagerie et en est complice. Depuis le début de la campagne vengeresse d’Israël après le 7 octobre, les USA ont non seulement fourni à Israël des livraisons hebdomadaires d’armement pour cet assaut massif, incluant début avril 25 avions de chasse F-35, 500 bombes MK de 225 kg et 1800 bombes MK 84 de 900 kg capables de détruire des blocs entiers de la ville. Les USA ont fourni à l’État d’Israël une couverture diplomatique aux Nations Unies pour qu’il puisse continuer les bombardements malgré la condamnation mondiale du carnage et les appels mondiaux à un cessez-le-feu.
À un autre niveau, ce qui est si pervers dans cette offensive militaire, soutenue par les USAméricains et menée par les Israéliens, ce sont les dénis ouverts de la réalité diffusés dans la sphère publique par des responsables tant en Israël qu’aux USA pour justifier la destruction et nier son caractère génocidaire. À une époque où la brutalité des attaques israéliennes contre Gaza est si largement diffusée, d’Al Jazeera English à des plateformes telles que Twitter et TikTok, sans oublier les vidéos obscènes téléchargées par les soldats israéliens eux-mêmes se vantant de leurs exploits violents et se moquant de leurs victimes palestiniennes, le déni par les responsables israéliens et usaméricains de ce que le monde peut clairement percevoir constitue une sorte de spectacle macabre. En ce sens, il existe un décalage palpable entre ce que notre raison et nos sens nous disent sur la sauvagerie ininterrompue de cette campagne et les assurances continues des responsables israéliens selon lesquelles «Israël ne cible pas les civils de Gaza». Ces dénis deviennent encore plus exaspérants face aux déclarations continues de ces mêmes responsables affirmant leur objectif de faire mourir de faim et d’annihiler le peuple de Gaza.
Pour leur part, les responsables usaméricains ont créé leurs propres inversions de la réalité pour défendre leur allié. Depuis des mois, les responsables du département d’État, du département de la Défense et le président lui-même ont publiquement affirmé qu’Israël se conforme au droit humanitaire international concernant les civils en temps de guerre. Lors de la première semaine d’avril, immédiatement après le meurtre très médiatisé de sept travailleurs humanitaires de World Central Kitchen par Israël, le département d’État a une fois de plus défendu l’État juif. Le 2 avril, dans des remarques qui seront sûrement rejouées pour des publics mondiaux, le porte-parole du département d’État, John Kirby, a réprimandé les membres du corps de presse pour avoir osé soulever des questions sur le caractère génocidaire de la guerre d’Israël. «Permettez-moi de vous rappeler», a-t-il dit de manière caustique, «que nous n’avons trouvé aucun incident où les Israéliens auraient violé le droit humanitaire international».
Il y a quelque chose de troublant et même de sinistre dans ces dénis ouverts de la réalité. Peut-être que la meilleure métaphore reflétant les déclarations des responsables israéliens niant le ciblage des civils, et de leurs homologues usaméricains défendant cette conduite, vient de la célèbre peinture de René Magritte intitulée «Ceci n’est pas une pipe». Ce rejet surréaliste de ce qui est manifestement vrai fait partie d’une lignée traçable remontant dans le temps à un roman anglais dépeignant un monde dystopique.
La novlangue des boucliers humains
En 1918, vers la fin de la Première Guerre mondiale, le sénateur californien Hiram Johnson a fait une remarque célèbre : «La première victime de la guerre, c’est la vérité», mais l’observation la plus percutante sur cette impulsion est survenue plus tard dans le classique de George Orwell, 1984. Dans cette œuvre durable, Orwell a inventé un terme – la novlangue (Newspeak) – pour décrire la falsification délibérée de la réalité par ceux qui détiennent le pouvoir dans un État autoritaire. La novlangue comme outil de propagande est si envahissante dans la société dystopique de Orwell qu’elle assume le statut de lingua franca, une langue de mensonges forgée par les dirigeants autoritaires pour justifier le militarisme constant, l’oppression domestique et la dissimulation de la vérité dans laquelle «la guerre, c’est la paix, la liberté, c’est l’esclavage, et l’ignorance, c’est la force».
L’axe autour duquel l’État d’Israël a élaboré ses inversions de la vérité pour justifier sa conduite génocidaire se concentre sur sa caractérisation des civils de Gaza comme «boucliers humains», une campagne soigneusement documentée dans «Anatomie d’un génocide». Avant le 7 octobre, Israël utilisait déjà cette notion dans un effort pour affirmer que le Hamas s’implante systématiquement parmi les habitants de Gaza, et utilisait cette idée pour justifier de nombreuses attaques militaires contre Gaza de 2006 à 2021, notamment l’opération Plomb durci (2008-09) et l’opération Bordure protectrice (2014). Dans les deux cas, les responsables israéliens ont insisté sur le fait que les morts de civils par milliers étaient non intentionnelles mais nécessaires parce que le Hamas opérait et se cachait parmi la population civile. «Nous ne ciblons jamais délibérément les civils» était la phrase souvent entendue et répétée à tous les niveaux du gouvernement et de la société israéliens pour expliquer les morts de civils dans ces attaques. Dans une distorsion encore plus audacieuse, l’État d’Israël a directement imputé ces décès civils au Hamas, affirmant qu’ils étaient causés par le groupe armé lui-même se cachant parmi les civils de Gaza.
Après le 7 octobre, les responsables israéliens ont intensifié ce discours pour rationaliser l’ampleur sans précédent de la destruction des civils à Gaza en diabolisant le Hamas comme une entité semblable à l’État islamique, et en transformant toute la population en boucliers humains derrière lesquels le Hamas se cachait. Pour protéger les citoyens israéliens contre cet adversaire malveillant, les responsables de l’État juif ont constamment souligné la nécessité de détruire le Hamas où qu’il soit, indépendamment des civils pris dans l’assaut. En novembre, comme le relate le rapport de l’ONU, le ministère israélien des Affaires étrangères désignait l’ensemble «des habitants de la bande de Gaza comme des boucliers humains» qui, même involontairement, protégeaient les combattants terroristes assimilés à l’État islamique. Dans cette optique, les autorités israéliennes ont qualifié les hôpitaux, les églises, les mosquées, les écoles, les installations de l’ONU et les universités de bases d’opérations militaires infiltrées par le Hamas, renforçant l’idée d’une société entière «complice» d’une entité terroriste et donc «bonne à tuer». Les multiples attaques et la destruction totale de l’hôpital Al-Shifa sont peut-être la preuve la plus convaincante de cette orientation. De cette manière, Israël a transformé toute la bande de Gaza en «cibles destructibles» légitimes.
Ce qui est le plus frappant dans ce discours utilisé par Israël pour s’exonérer de sa conduite génocidaire, c’est qu’en plus de nier qu’ils ciblaient délibérément des civils et de dénoncer toute suggestion qu’ils menaient une campagne génocidaire, les responsables israéliens à tous les niveaux ont lancé dans la sphère publique des exhortations sans vergogne à des intentions génocidaires. De telles admissions ouvertes d’aspirations génocidaires sont cruciales car la Convention sur le génocide stipule clairement que les coupables du crime doivent non seulement commettre des actes stipulés dans la Convention comme génocidaires (actus reus), mais que ces actes doivent aussi montrer l’intention (mens rea) de commettre un génocide. La requête sud-africaine auprès de la CIJ comprend une sous-section de 6 pages documentant ces incitations israéliennes tandis que le rapport de l’ONU conclut : «Des responsables israéliens de haut rang ayant autorité de commandement ont émis des déclarations publiques effrayantes révélant une intention génocidaire».
Le 10 octobre, dans une déclaration reprise d’innombrables fois sur YouTube et X, le ministre israélien de la Défense Yoav Gallant a annoncé qu’Israël couperait toute nourriture, eau, carburant et électricité à Gaza, dans une admission étonnamment ouverte des objectifs israéliens de violation de la Convention sur le génocide en privant les civils de Gaza des produits de première nécessité. Loin d’être des déclarations isolées, de telles admissions, soigneusement documentées dans la requête sud-africaine et dans «Anatomie d’un génocide», révèlent une intention non seulement d’éradiquer les Palestiniens à Gaza et de rendre le territoire inhabitable. Ces menaces de priver les habitants de Gaza des éléments essentiels, largement approuvées dans la sphère publique en Israël, se sont transformées en célébrations de la «Nakba de Gaza», visant à anéantir la vie à Gaza et à vider le territoire de ses Palestiniens, dans une campagne de grande envergure pour défier la Convention sur le génocide. De cette manière, l’État d’Israël mène une étrange attaque contre la vérité, niant à la fois une conduite génocidaire et célébrant ses propres aspirations génocidaires.
Si un exemple du côté israélien devait certainement être qualifié de vraiment orwellien, ce seraient les briefings télévisés du porte-parole des FDI, Daniel Hagari. «Israël est en guerre avec le Hamas», déclare Hagari le 2 novembre de l’année dernière. «Israël n’est pas en guerre avec les civils à Gaza». Pour prouver son point, Hagari, avec un visage impassible, insiste : «Nous facilitons l’entrée de l’eau, de la nourriture, des médicaments et des équipements médicaux à Gaza». Un mois plus tard, il dit au monde qu’Israël mène sa guerre contre le Hamas «conformément au droit international… tout en minimisant les dommages aux civils que le Hamas place autour de soi comme boucliers humains». Hagari amplifie ensuite le point sur les boucliers humains. «Le Hamas s’implante délibérément dans les populations civiles», accuse-t-il, «afin que les Gazaouis supportent les coûts des atrocités du Hamas. Chaque mort civile est une tragédie», note Hagari, «une tragédie que les FDI ne souhaitent pas». Dans le contexte de la destruction apocalyptique de Gaza par Israël, de telles prestations sont une bonne raison pour laquelle beaucoup considéreraient ce genre de propagande comme l’incarnation de 1984.
Défendre l’indéfendable
Dans leur rôle d’acolyte indéfectible d’Israël, les USA ont rationalisé et justifié la conduite meurtrière d’Israël en créant leur propre réplique de la novlangue. Ce schéma usaméricain de fabrication est clairement discernable dans le deux poids-deux mesures qu’ils ont établi pour la guerre israélienne contre Gaza et la campagne militaire russe en Ukraine. La Russie commet des crimes de guerre, dit ce discours usaméricain, tandis qu’Israël, en infligeant le chaos le plus meurtrier à une population civile de ce siècle, ne fait que «se défendre».
Peu après le début de la campagne russe, Antony Blinken, dans un discours sur Marioupol, a indiqué comment les USA évalueraient la culpabilité pour crimes de guerre : «Les forces russes ont bombardé un théâtre où des centaines de civils s’étaient réfugiés», a noté Blinken, et il a dénoncé le fait que les avions de guerre russes ont ignoré le mot «enfants» écrit en grandes lettres blanches à l’extérieur du bâtiment, avertissant des civils et des mineurs qui s’y trouvaient. «Les forces russes», a-t-il poursuivi, «ont ouvert le feu sur dix civils qui faisaient la queue pour acheter du pain, et ont noté que ces incidents s’inscrivaient dans le cadre d’une série d’attaques contre des cibles civiles et non militaires, y compris des immeubles d’habitation, des places publiques et, la semaine dernière, une maternité. Quiconque a vu ces scènes», a-t-il déploré, «ne les oubliera jamais» et il a implicitement fait référence à la Convention sur le génocide en affirmant que «viser intentionnellement des civils est un crime de guerre». Tous ces éléments constituaient la preuve du point principal de son discours : la Russie s’est rendue coupable de crimes de guerre en Ukraine !
Toutefois, c’est dans un discours prononcé la veille que Blinken a présenté une évaluation plus explicite du «génocide» en expliquant pourquoi l’armée birmane était coupable du pire crime de l’humanité. «J’ai déterminé que des membres de l’armée birmane ont commis un génocide et des crimes contre l’humanité à l’encontre des Rohingyas», a déclaré Blinken. Il a raconté comment les attaques de l’armée birmane en 2016 ont forcé 100 000 Rohingyas à fuir au Bangladesh, et comment en 2017 ces attaques ont tué plus de 9000 Rohingyas, et ont de nouveau forcé 740 000 d’entre eux à fuir de l’autre côté de la frontière, soulignant la nature généralisée et systématique de ces assauts qui, a-t-il insisté, «est cruciale pour parvenir à une détermination de crimes contre l’humanité». En développant l’intention des militaires birmans de commettre le crime de génocide, Blinken n’aurait pas pu fournir une comparaison plus parallèle avec exactement les mêmes atrocités commises par Israël [voir ici].
Les faits montrent que ces atrocités de masse ont été commises dans un but précis … Cette intention a été corroborée par les témoignages des soldats ayant participé à l’opération, comme celui qui a déclaré que son commandant lui avait ordonné de «tirer à vue sur toute personne». L’intention est évidente dans les insultes racistes criées par les membres de l’armée birmane lors de leurs attaques contre les Rohingyas, dans les attaques généralisées contre les mosquées, la profanation des Corans. L’intention est évidente chez les soldats israéliens qui se vantaient de leurs plans sur les réseaux sociaux. L’intention est évidente dans les efforts de l’armée birmane pour empêcher les Rohingyas de s’échapper, comme les soldats bloquant les sorties des villages avant de commencer leurs attaques, coulant des bateaux pleins d’hommes, de femmes et d’enfants alors qu’ils tentaient de fuir vers le Bangladesh. Cela démontre que l’intention de l’armée allait au-delà du nettoyage ethnique jusqu’à la destruction réelle des Rohingyas.
Et de fait, dans cette citation, si l’on remplaçait «armée birmane» par «armée israélienne» et «Rohingyas» par «Palestiniens de Gaza», elle s’alignerait parfaitement avec ce qui se passe à Gaza. Pratiquement tous les abus attribués par Blinken à l’armée birmane comme preuve de génocide, ainsi que ce qu’il a dit à propos de la Russie le lendemain, sont commis à Gaza par l’armée israélienne. La seule différence est qu’Israël commet ces actes à une échelle qui éclipse les deux autres belligérants supposément génocidaires. Le fait qu’Israël ait tué plus de 14 000 enfants à lui seul est frappant.
Malgré l’énorme quantité de preuves présentées dans la requête sud-africaine à la CIJ concernant la conduite d’Israël – des preuves cohérentes avec ce qu’Antony Blinken a soutenu à propos de la Russie et de l’armée birmane – le secrétaire d’État usaméricain a dénoncé la démarche sud-africaine et proclamé au monde : «L’accusation de génocide [contre Israël] est sans fondement». Répétée souvent lors des briefings ultérieurs du département d’État sur Gaza, et par des responsables de l’administration Biden, cette assertion d’Antony Blinken sur les mérites de la requête sud-africaine à la CIJ s’inscrit dans un autre élément crucial de 1984 d’Orwell. Le mensonge le plus efficace est un grand mensonge qui, répété suffisamment souvent, devient vérité.
Histoire enterrée et oubliée
L’une des affirmations centrales d’Israël est qu’il mène une guerre défensive contre un adversaire terroriste implacable qui a lancé une attaque non provoquée contre l’État juif le 7 octobre. Tant la requête sud-africaine que le rapport du Conseil des droits de l’homme contestent cette affirmation en se référant à ce qui est toujours délibérément omis par Israël et son allié usaméricain : il y a une histoire au 7 octobre. Dans un clin d’œil implicite au théoricien reconnu de la colonisation de peuplement, Patrick Wolfe, le rapport du Conseil des droits de l’homme écrit que «le génocide est un processus, non un événement». C’est le processus de la colonisation de peuplement, et la place d’Israël / Palestine dans ce récit, qui fournit le contexte pour l’événement.
Après la publication de Der Judenstaat de Theodor Herzl (1896), le mouvement sioniste a entrepris un projet de colonisation de la Palestine dans le but de la transformer d’une société majoritairement musulmane et chrétienne en un «État juif». En effet, les sionistes de l’époque décrivaient leur objectif comme étant la colonisation et le peuplement En ce sens, les objectifs sionistes n’étaient guère différents des autres entreprises coloniales, de la conquête anglo-américaine des Amérindiens à des exemples similaires en Algérie, en Australie, en Afrique du Sud, et au-delà. À l’époque de la deuxième vague d’immigration sioniste en Palestine (1904-1914), le mouvement sioniste signalait déjà le type de société exclusiviste qu’il entendait établir en Palestine lorsqu’il promouvait le slogan «Terre hébreue, travail hébreu». L’idée derrière ce slogan n’était pas seulement de sécuriser des terres en Palestine pour la colonisation juive, mais de créer des espaces exclusivement juifs dans le paysage en évinçant les habitants palestiniens qui travaillaient ces terres et en n’employant que du travail juif. À partir de ce creuset, les fondations exclusivistes du futur État juif ont commencé à émerger et à prendre forme.
Dans les années 1930, l’idée de refaire de la Palestine un espace territorial exclusivement juif en évinçant les Palestiniens – en les transférant – avait suffisamment gagné en popularité pour devenir la perspective dominante au sein du mouvement sioniste. Les dirigeants sionistes jusqu’à David Ben-Gourion parlaient de la nécessité de transférer les Palestiniens afin de parachever l’État juif. Pendant la guerre de 1947-49, les milices sionistes et les forces militaires du nouvel État juif ont rendu ce transfert réalité, forçant 750 000 Palestiniens, soit 80% de la population palestinienne, à quitter leurs maisons et leurs fermes dans ce qui est devenu l’État d’Israël et en faisant des réfugiés, interdits de retour par l’État.
Cette idée d’établir un État purement juif n’a pas pris fin en 1949, mais a plutôt animé le sionisme jusqu’à aujourd’hui. En 1967, lorsque l’État d’Israël a lancé une attaque «préventive» contre ses voisins arabes, qui a abouti à une victoire militaire écrasante, l’État juif a conquis les zones de la Palestine historique qu’il n’avait pas réussi à incorporer en Israël en 1947-49. Il conserve le contrôle de ces territoires soumis (la Cisjordanie, Jérusalem-Est, Gaza et le plateau du Golan pris à la Syrie) à ce jour, ce qui en fait la plus longue occupation militaire de l’histoire moderne. Ce que l’État d’Israël a mis en œuvre dans ces zones de conquête depuis 1967 est un programme de colonisation et de peuplement continu, prenant le contrôle d’une part toujours croissante du paysage palestinien. Les Palestiniens protestant contre cette conquête et cette dépossession continues constituent une logue cohorte de milliers de personnes languissant comme prisonniers politiques dans les prisons israéliennes.
Gaza : un ghetto sous assaut
Ce projet de colonisation a pris un caractère particulièrement draconien à Gaza où la population, composée en grande majorité de réfugiés dépossédés par Israël lors du conflit de 1947-49, était beaucoup plus résistante à la politique de colonisation israélienne que dans le reste de la Palestine. En conséquence, l’État d’Israël a commencé à expérimenter dans les années 1990 un système pour enclore le territoire avec des clôtures parsemées de tours de surveillance afin de confiner la population et de l’empêcher de circuler librement. En 2002, les clôtures ont cédé la place à une infrastructure d’enclosure plus sinistre encore, marquée par des murs de béton, notamment le long du périmètre nord. Un système strict de permis d’entrée et de sortie sous le contrôle d’Israël a transformé Gaza en un espace confiné à ciel ouvert, de sorte que même le Premier ministre britannique conservateur David Cameron a décrit la bande de Gaza comme «la plus grande prison à ciel ouvert du monde».
En 2005, l’État d’Israël a commencé à restreindre l’attribution de produits de base qu’il autorisait à entrer dans la bande de Gaza. Après que les Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza ont élu le Hamas comme parti majoritaire au Parlement palestinien en 2006, l’État juif a initié un système beaucoup plus contraignant de restrictions sur ce qui et qui pouvait entrer et sortir de Gaza, et l’année suivante, a imposé un blocus formel sur le territoire.
Même l’alors ambassadeur d’Israël auprès de l’ONU, Abba Eban, dans un discours le 19 juin 1967 à une session spéciale de l’Assemblée générale, en expliquant les raisons de l’attaque d’Israël contre l’Égypte et ses autres voisins arabes, a concédé qu’un blocus est un «acte de guerre». De plus, le droit international contemporain considère un blocus, lorsqu’il vise des civils, comme un acte de guerre. Par conséquent, si un blocus est effectivement une déclaration de guerre, comme le confirment Abba Eban et le droit international moderne, on ne peut conclure que, pendant les dix-sept dernières années, l’État d’Israël a imposé un état de guerre aux habitants de Gaza. Dans un tel cas, ne serait-il pas moral et même légal pour les personnes bloquées de riposter ? «Si une puissance étrangère cherchait à fermer le port d’Odessa, de Copenhague, de Marseille ou de New York par la force», demande Eban dans son discours à l’ONU, «y aurait-il une discussion sur qui a tiré le premier coup ? Quelqu’un se demanderait-il si l’agression avait eu lieu ?»
À travers ce blocus, Israël a transformé Gaza en ce que l’ONU décrit dans de nombreux rapports comme un «endroit invivable». En retenant constamment le flux de marchandises vers Gaza, l’État juif a rendu la plupart de la population complètement appauvrie, sans les nécessités de base telles que l’eau propre, toujours au bord de la malnutrition et de la maladie, sans accès à bon nombre des médicaments les plus élémentaires et aux services de santé. En 2008, les responsables israéliens ont transmis à leurs homologues usaméricains l’objectif de l’État juif de maintenir Gaza «au bord de l’effondrement, fonctionnant au niveau le plus bas possible sans toutefois le pousser vers une crise humanitaire», et les responsables usaméricains ont admis ces objectifs israéliens dans une série de câbles diplomatiques internes. «L’idée», a reconnu Dov Weisglas, conseiller du Premier ministre de l’époque, Ehud Olmert, «est de mettre les Palestiniens au régime, mais de ne pas les laisser mourir de faim».
En 2012, l’ONU se demandait déjà si Gaza serait un endroit vivable d’ici 2020, mais dans un rapport de suivi cinq ans plus tard, elle a admis que Gaza s’était tellement détériorée qu’elle prévoyait qu’un environnement invivable engloutirait les habitants de Gaza avant la date de 2020 fixée dans le rapport antérieur. Depuis 2017, peu de choses ont changé. Le blocus sur Gaza a continué sans relâche et est toujours en place aujourd’hui alors qu’elle est bombardée par l’armée israélienne – avec les Palestiniens de Gaza prisonniers dans un environnement de type ghetto, littéralement incapables de fuir le carnage. Dans ce qui est vraiment une ironie grinçante, l’État juif, qui prétend être l’héritier de ceux qui ont été victimes de ghettos lors de l’Holocauste nazi, s’engage essentiellement dans un processus de liquidation du ghetto qu’il a créé à Gaza.
Pour les responsables israéliens et usaméricains, la violation de la zone fortifiée [baptisée «l’enveloppe» par les Israéliens, NdE] autour de Gaza par le Hamas et ses alliés le 7 octobre, ainsi que la violence contre les Israéliens qui a suivi juste au-delà de ce campement fermé, constituent le point de départ pour évaluer la culpabilité de tout ce qui a découlé de cet événement. Délibérément ignorants des faits concernant le blocus, ces responsables ont créé un cadre discursif composé d’une «attaque complètement injustifiée» et de la justesse morale de la légitime défense par Israël dans «une guerre qu’il ne voulait pas». Dans ce discours, le 7 octobre apparaît comme un événement inexplicable mais sans précédent qui, selon l’expression de Joe Biden, justifie une réponse sans lignes rouges. Si ce que disait Abba Eban à propos des blocus est vrai, cependant, Israël a commencé cette guerre il y a dix-sept ans, voire plus, une guerre qui semble de plus en plus faire partie d’une vision sioniste à long terme visant à débarrasser la Palestine de ses habitants palestiniens. Néanmoins, malgré toutes les références des responsables tant d’Israël que des USA à la brutalité unique du 7 octobre, il y a une manière dont cet événement converge avec un épisode comparable de l’histoire usaméricaine, une comparaison susceptible de changer le sens de ce que le Hamas et ses alliés ont fait l’automne dernier.
En 1831 en Virginie, un esclave du nom de Nat Turner a dirigé une rébellion contre ce qui est maintenant universellement condamné comme le système cruel et inhumain de l’esclavage, lors duquel Turner et ses compagnons ont tué soixante-cinq Blancs dans le comté de Southampton où a eu lieu la révolte. Il s’agissait de la plus grande insurrection d’esclaves aux USA, entraînant plus de morts de Blancs que toute autre révolte similaire. Fait intéressant, malgré toute la violence utilisée par Turner et sa cinquantaine de partisans lors de la révolte, l’héritage de l’événement, avec le passage du temps et le mouvement pour les droits civiques, est loin d’être condamnatoire et penche plutôt vers la compréhension des causes de la révolte. Turner lui-même espérait, peut-être naïvement, que la révolte pourrait éveiller la société blanche à la brutalité du système esclavagiste. Au lieu de cela, la rébellion a suscité un climat de vengeance dans lequel des esclaves noirs qui n’avaient même pas participé à la révolte ont été tués et beaucoup décapités par la milice locale et les justiciers autoproclamés, les têtes coupées étant exposées sur les routes locales, une route en Virginie étant appelée «Blackhead Signpost Road» [Route du panneau signalisateur tête de noir, renommée en 2021 simplement Signpost Road, NdE] après être devenue le site d’une telle exposition.
Des mois avant la rébellion, William Lloyd Garrison, le célèbre abolitionniste blanc et fondateur de The Liberator, un journal appelant à la fin immédiate de l’esclavage, prophétisait que le système esclavagiste rendait inévitable une sorte de révolte violente. Déjà à cette époque, il y avait de nombreux exemples d’insurrections d’esclaves et en janvier 1831, dans le deuxième numéro de son journal, dans un avertissement prémonitoire, Garrison écrivait : «si des gens ont jamais été justifiés à se libérer du joug de leurs tyrans, ce sont les esclaves». Il explique ensuite comment ce sont les propriétaires d’esclaves eux-mêmes, et non les abolitionnistes, qui rendaient inévitable une révolte. «Ce ne sommes pas nous, mais nos compatriotes [propriétaires d’esclaves] coupables qui donnent des arguments à la bouche et des épées aux mains des esclaves. Chaque phrase qu’ils écrivent – chaque mot qu’ils disent – est un appel à leurs esclaves pour qu’ils les détruisent».
À la suite de la révolte, Garrison rappelle à ses lecteurs que ce qu’il avait écrit plus tôt sur les propriétaires d’esclaves créant la révolte était prédit. «Ce que nous avons depuis longtemps prédit», écrit-il, «a commencé… La première étape… pour faire tomber le système d’oppression, a été franchie. Les premières gouttes de sang, qui ne sont que le prélude à un déluge provenant des nuages qui se rassemblent, sont tombées». De la même manière, le 7 octobre était prévisible. Où il y a oppression, il y aura résistance. Ce n’est que lorsque Israël et son patron usaméricain abandonneront leur variante de novlangue et reconnaîtront le rôle du colonisateur en tant que cocréateur du 7 octobre, et feront de cette reconnaissance une partie d’une reconnaissance du fait que les Palestiniens ont droit aux mêmes droits que les autres peuples, qu’il y aura un espoir d’un monde juste pour tous les habitants du territoire.