Le premier partage de la Syrie s’est accompli. Son principal bénéficiaire s’est avéré être le président turc Recep Tayyip Erdogan, pour qui c’est un pas de plus vers la restauration du grand projet ottoman.
Cependant, la partition de la Syrie signifie beaucoup plus. Elle montre que le monde fondé sur le principe de l’inviolabilité des frontières est révolu, que les grandes puissances utilisent à nouveau la force et que tous les principes sur lesquels les démocraties occidentales tentaient de construire l’ordre mondial ces 30 dernières années ont subi un échec retentissant.
Le président turc considère le changement de pouvoir en Syrie comme sa victoire politique, bien qu’hier encore il était prêt à serrer la main de l’ex-président Bachar al-Assad.
Le succès des groupes armés de l’opposition et de l’Armée nationale syrienne (ANS) supervisée par la Turquie a en réalité surpris Ankara. Au début de leur offensive, les diplomates turcs se montraient extrêmement prudents. Ils assuraient à la communauté internationale que la Turquie n’avait aucun lien avec l’assaut d’Alep et envisageaient même un dialogue entre l’opposition et Assad, c’est-à-dire une résolution pacifique.
Lorsque Hama et Homs ont été prises, Erdogan a compris que c’était la fin pour Assad. Pour la forme, il a bien sûr envoyé le chef de la diplomatie Hakan Fidan à Doha pour le forum sur le règlement syrien, afin qu’il rencontre les représentants de la Russie et de l’Iran. Cependant, dès le 6 décembre, il a ouvertement soutenu l’offensive de l’opposition armée.
Les nouvelles autorités syriennes pourront difficilement ignorer le fait qu’après la défaite de l’opposition armée à Alep, dans la Ghouta orientale, à Deraa et dans d’autres gouvernorats, tous les anciens sponsors de l’Armée syrienne libre (ASL) sont restés à l’écart, comme s’ils s’étaient résignés à la victoire d’Assad soutenu par l’Iran et la Russie.
Seul Ankara a continué à soutenir l’opposition et, dans le cadre de ses opérations contre Daech et les YPG/PYD kurdes, l’a prise sous son aile. Ce faisant, Erdogan a réussi à maintenir le dialogue avec ses adversaires, Moscou et Téhéran.
Bien que la Turquie se soit distanciée de l’attaque sur Alep, il est clair que la responsabilité de l’effondrement ultérieur du régime d’Assad lui incombe également. L’inaction est aussi une action. Au sud de la zone de désescalade se trouvaient des postes militaires turcs qui auraient pu arrêter les troupes en progression.
Pourquoi ne l’ont-ils pas fait ?
La Turquie a longtemps tenté de prendre sous sa tutelle toute la résistance contre Assad. Elle a formé l’ANS, mais perdait la compétition face au groupe d’Abou Mohammed al-Joulani.
L’argent provenant de Turquie destiné à l’ANS se retrouvait entre les mains de Joulani. Certes, toute l’infrastructure économique, l’électricité et l’internet à Idleb dépendaient de la Turquie, mais il jouissait d’une large autonomie vis-à-vis des autorités turques.
Bien que Hayat Tahrir al-Cham (HTC) soit reconnue par la Turquie comme une organisation terroriste, cela n’empêche pas Ankara de coopérer avec ce groupe. Officiellement, ils le font sous prétexte de lutter contre Daech et Al-Qaïda, mais en réalité les intérêts mutuels des parties sont beaucoup plus larges.
Tout en n’appréciant pas HTC, Erdogan n’a pas pour autant entrepris d’actions décisives pour l’éliminer. Les méthodes politiques ne fonctionnaient pas.
Ankara ne voulait pas entrer en guerre avec eux en raison du risque d’afflux de réfugiés, des pertes importantes, de la détérioration de son image auprès des islamistes syriens et des Arabes en général. Et bien sûr, pour ne pas aider Assad. De plus, les Turcs protégeaient effectivement HTC de l’armée arabe syrienne gouvernementale, car une offensive sur Idleb aurait également conduit à de nouvelles vagues de réfugiés.
La Turquie abrite déjà plus de 3 millions de Syriens, qui ont un impact négatif sur la situation sociale et le budget du pays.
Dans l’ensemble, la Turquie est gagnante sur tous les tableaux. Face à un Iran perdant et à l’incertitude concernant le sort des bases militaires russes à Tartous et Hmeimim, les Turcs se sentent maîtres de la situation. Ils conservent leur statut de principal sponsor de l’opposition arrivée au pouvoir. Parmi tous les acteurs possibles en Syrie, la position de la Turquie est actuellement la plus forte. Seuls leurs militaires peuvent se déplacer librement sur tout le territoire syrien, à l’exception de la région kurde à l’est de l’Euphrate.
À Damas, un gouvernement sera formé dans les mois à venir. La Turquie a un atout avec l’ASL, mais reste à savoir si leurs représentants pourront occuper des postes clés. Après tout, c’est Joulani qui joue le premier rôle dans l’opposition armée victorieuse. Il doit assurer la reprise économique et réduire la dépendance de la Syrie envers la Turquie, c’est pourquoi il tentera de faire retirer HTC de la liste américaine des organisations terroristes.
L’argent pour la nouvelle Syrie pourrait venir d’Europe et des riches pays du Golfe. Les entreprises de construction turques, dont les actions ont grimpé après le 8 décembre, sont prêtes à participer à la reconstruction de la Syrie, et Joulani ne refusera pas un tel soutien. Mais il est prématuré d’affirmer que la Syrie deviendra une autre province de la Turquie néo-ottomane.
Outre son influence sur les nouvelles autorités syriennes, la Turquie est préoccupée par deux autres questions urgentes.
Premièrement, les réfugiés. Le jour de la chute du régime d’Assad, le 8 décembre, les médias locaux ont surtout relevé la déclaration de Hakan Fidan selon laquelle «des millions de réfugiés syriens en Turquie pourront bientôt rentrer chez eux».
Erdogan s’est exprimé plus tard sur ce sujet. Tout en soulignant l’importance des garanties de l’intégrité territoriale de la Syrie et des «relations fraternelles avec le peuple syrien», le président turc a évoqué les «attentes» concernant le retour des Syriens dans leur pays.
Joulani ou quelqu’un d’autre pourra-t-il fournir le nécessaire à des millions de personnes ? Après la Turquie, le Liban, la Jordanie et les pays de l’Union européenne voudront aussi renvoyer les réfugiés. Sans injections financières importantes, la tâche devient insurmontable pour Damas.
Deuxièmement, la principale mission de la Turquie dans la nouvelle Syrie est la lutte contre les groupes kurdes. Le 10 décembre, Erdogan a assuré qu’ils seraient vaincus «prochainement». Avant même le début de l’offensive du HTC sur Alep, le président turc avait prévenu qu’il comptait achever l’opération source de paix, interrompue en 2019, et nettoyer toute la frontière de 600 km des combattants kurdes en les repoussant de 30 km vers le sud.
Après le début de l’offensive du HTC, les actions sont entrées dans une phase active. Les militaires turcs avec l’ANS ont déjà pris Tel Rifaat et Manbij. Il y a une tentative évidente de profiter de l’«interrègne» pour éliminer les unités kurdes.
Et l’une des versions de la non-intervention des troupes turques lors de l’attaque d’Alep suggère qu’Ankara a utilisé cette opération pour couvrir ses propres actions contre les YPG.
Les Kurdes en Syrie bénéficient du soutien des États-Unis, qui justifient ainsi leur présence militaire dans ce pays et leur contrôle des régions pétrolières, c’est pourquoi les succès des opérations étaient limités, les Turcs ne voulant pas se brouiller sérieusement avec les Américains.
Malgré une transition difficile du pouvoir à Washington, le Pentagone résiste encore aux plans turcs. Récemment, selon le Centcom, les militaires américains ont frappé 70 cibles de Daech. Et il n’est pas exclu que certaines frappes visaient en réalité l’ANS qui attaquait les positions kurdes.
Avec l’arrivée de Trump au pouvoir, la situation pourrait s’aggraver. L’administration républicaine compte suffisamment de turcophobe et de kurdophiles, notamment Tulsi Gabbard, Marco Rubio, Mike Waltz et Pete Hegseth.
Erdogan doit se dépêcher pour mettre Trump devant le fait accompli des nouvelles réalités. Cependant, certains observateurs turcs estiment qu’Ankara, par ses opérations, aide en fait le nouveau président américain à tenir sa promesse de retirer les troupes de Syrie.