Lors de cette grande conférence internationale consacrée aux questions de sécurité, le vice-président des États-Unis, qui venait de déclarer son soutien au parti d’extrême droite allemand AfD, a attaqué avec véhémence les démocraties libérales de l’UE, affirmant – sans hésiter à recourir à moult exagérations et fake news – que les dangers qui les menacent ne sont nullement liés à l’agression russe contre l’Ukraine, mais tiennent à la « censure » des opinions de droite radicale, aux « politiques antichrétiennes » et à l’immigration extra-européenne favorisée par la plupart des gouvernements en place.
À Munich, lors de la conférence annuelle sur la sécurité en Europe (17-19 février dernier), et quelques heures après une rencontre avec la présidente de l’AfD, Alice Weidel, J. D. Vance a prononcé un discours qui a coupé le souffle de son public : le vice-président des États-Unis a asséné que le vrai danger pour l’Europe ne vient pas de la Russie, mais bien de l’intérieur, sécrété par des ennemis qui poussent les Européens à « oublier leurs valeurs démocratiques communes avec les États-Unis ».
Avant de s’intéresser au sens que Vance donne à la démocratie et aux valeurs qui y sont associées, de quel danger parle-t-il donc ? Ce dernier se décompose, à l’en croire, en trois aspects : une censure totale de la liberté d’expression ; une persécution avérée des chrétiens ; et une politique délibérément favorable à l’immigration de masse. Vance ne s’est pas contenté de désigner ces trois menaces, mais aussi pointé du doigt les coupables : l’UE et les responsables politiques « globalistes ».
Premier danger qui menace l’Europe : la censure
Premier danger : la censure de la liberté d’expression qui se serait installée en Europe, à l’instar de celle instaurée aux États-Unis par l’administration Biden laquelle aurait « tout fait pour faire taire ceux qui exprimaient librement leur opinion » (sic).
À cet égard, Vance, au diapason d’Elon Musk, a lourdement dénoncé le fameux « cordon sanitaire » anti-AfD en Allemagne, faisant semblant d’ignorer que ce parti, outre sa véhémence anti-immigrés, se distingue par son hostilité à l’UE et à l’OTAN. L’AfD considère en effet la Russie comme une alliée face à la décadence occidentale (faite de laxisme libertaire, racial et anti-chrétien), reprend à son compte les narratifs du Kremlin sur l’Ukraine, dénonce l’accueil des réfugiés ukrainiens comme un fardeau insupportable sur le système social allemand et refuse tout engagement militaire en faveur de ce pays.
Vance est par ailleurs revenu deux fois sur l’annulation de l’élection présidentielle en Roumanie en décembre 2024, à l’issue d’un premier tour où un candidat pro-russe était arrivé en tête à la surprise générale. Attribuant quasi textuellement cette annulation aux manigances de l’UE et de l’ex-commissaire européen Thierry Breton, en allusion à une interview où ce dernier se félicite de cette annulation, Vance s’est moqué du constat fait par la Cour constitutionnelle roumaine de graves irrégularités dans un scrutin marqué par l’ingérence russe, ajoutant que redouter « quelques centaines de milliers de dollars de publicité numérique payés par un pays étranger » (à savoir la Russie) prouvait qu’on n’avait pas affaire à une démocratie solide : les Roumains ont dû apprécier.
Le vice-président a ensuite fustigé sans le nommer le Digital Services Act européen (2022) et son Code de conduite, intégré en janvier 2025, en accusant l’Union d’avoir menacé les citoyens des pays membres de leur couper l’accès aux réseaux en cas de « discours de haine », surestimant volontairement la portée des propos de Thierry Breton sur les contenus haineux ou mensongers du compte X d’Elon Musk pendant la campagne américaine – des propos qui tombaient sous le coup de la loi européenne.
Vance a enfin dénoncé les différentes lois interdisant le cyberharcèlement, la violence verbale et la misogynie en ligne, comme le Online Savety Act britannique (2023) ou la loi contre les violences numériques en France (2023), à travers une vague allusion à des « descentes » policières chez des citoyens « soupçonnés » de propos « antiféministes ». Au passage, il n’a rien dit de la lutte, réelle des Européens contre la haine, le radicalisme religieux et l’apologie du terrorisme en ligne ; le mentionner aurait contredit sa démonstration.
Deuxième danger : la persécution religieuse des chrétiens
Ce sujet a compté pour, au bas mot, la moitié du discours de Vance. Avec trois exemples choisis et spécieux, en Suède, en Angleterre et en Écosse.
Sans le nommer, M. Vance a dénoncé la condamnation début février 2024 d’un Irakien réfugié en Suède, Salwan Najem, poursuivi depuis octobre 2023 avec son ami Salwan Momika, réfugié irakien également, pour après avoir brûlé publiquement quatre corans à Malmö en appelant à interdire l’islam en Suède. Momika avait déjà brûlé publiquement des corans à l’été 2023, notamment devant la grande mosquée de Stockholm le jour de l’Aïd, ce qui avait provoqué des frictions diplomatiques avec l’Arabie saoudite et l’Iran et la mise à sac de l’ambassade suédoise à Bagdad. Salwan Najem a écopé d’un sursis et de 350 euros d’amende pour incitation à la haine ethnique (une limitation légale à la liberté d’expression publique en Suède en vigueur depuis juillet 2024).
Vance a jugé cette condamnation « glaçante », profitant de sa tragique conjoncture : elle est en effet intervenue alors que le deuxième prévenu de l’affaire, Salwan Momika, venait d’être abattu à son domicile quatre jours seulement avant le verdict. Vance suggère que la Suède a condamné ou laissé se faire tuer deux chrétiens réfugiés par parti-pris anti-chrétien.
Autre cas, qui a fait couler beaucoup d’encre en Angleterre : la condamnation à la mi-octobre 2024 à une amende de 9 000 livres (pour frais de justice) d’Adam Smith-Connan. Nommément et deux fois cité par J. D. Vance, qui est resté assez approximatif sur les dates et a amalgamé cette condamnation à l’adoption de la loi britannique Buffer Zones Law du 31 octobre, ce vétéran de l’armée britannique avait prié silencieusement en novembre 2022, dans le périmètre d’une clinique pratiquant des avortements à Bornemouth. Or cette clinique bénéficiait depuis octobre 2022 d’une zone de protection publique (Public Spaces Protection Order). Cette protection, qui existe depuis 2014, recouvre plusieurs situations. Elle a été utilisée à partir de 2018 pour interdire toute manifestation d’approbation ou de désapprobation de l’avortement, y compris des prières silencieuses autour d’un établissement médical, afin d’éviter le harcèlement des patientes et du personnel médical. Vance y voit l’instauration d’un crime de la pensée anti-chrétien, voire anticatholique en Angleterre, puisque Adam Smith-Connan est catholique,
Enfin, le vice-président n’a pas craint de proférer une fake news, affirmant que le gouvernement écossais avait envoyé un courrier à tous les habitants des « soi-disant (sic) nouvelles zones d’accès sécurisé » – constituées par la loi Safe Access Zone Act de septembre 2024 – pour les avertir qu’il leur était interdit de prier à leur domicile. Ni la lettre ni l’interdiction ne sont réelles.
Troisième danger : l’immigration
Il s’agit, aux yeux de Vance, du danger le plus urgent qui menacerait les Européens. Les gouvernements, l’UE et les tenants de Davos (le nom de la Conférence est cité) favoriseraient l’immigration de masse dans le dos des peuples. Vance déclare ainsi :
« Parmi tous les défis urgents auxquels les nations ici représentées font face, je ne crois pas qu’il y en ait de plus pressant que les migrations de masse. »
Et de continuer : « Nous connaissons la situation. Elle ne vient pas de nulle part. C’est le résultat d’une série de décisions conscientes prises par des responsables politiques à travers le continent et le monde, durant toute une décennie. »
Après avoir rappelé que plusieurs récentes attaques terroristes en Allemagne avaient été commises par des demandeurs d’asile et que de telles attaques se multipliaient partout en Europe, Vance affirme qu’« aucun électeur sur ce continent ne s’est rendu aux urnes pour ouvrir les vannes à des millions d’immigrants illégaux » et qu’aucun Européen n’est « le rouage interchangeable d’une économie mondiale ». Il affirme que les volontés des citoyens européens ont été constamment ignorés par leurs gouvernements.
Le contexte de son soutien à l’AfD, par sa rencontre le même jour avec sa présidente, à quelques jours des élections législatives allemandes où ce parti allait obtenir 20 % des suffrages et arriver en deuxième position, derrière la CDU, a suscité d’âpres critiques en Allemagne. Ce parti, avec sa rhétorique implacable sur le danger existentiel, racial, culturel et sécuritaire de l’immigration (musulmane), surfe sur la colère des électeurs, après une série d’attaques traumatisantes, au couteau ou à la voiture-bélier, à Munich juste avant la Conférence sur la sécurité, à Aschaffenburg en janvier, à Magdeburg à Noël, à Solingen en août et à Mannheim en mai. Ces attaques ont été perpétrées par trois ressortissants afghans, un Syrien et un Saoudien, tous réfugiés ou bénéficiant d’un statut de protection subsidiaire et portés par des motivations confuses.
L’attaque de Munich – sur laquelle Vance est revenu trois fois en assurant les victimes de ses prières – a achevé de polariser l’opinion autour de la dangerosité des migrants et de la nécessité de mettre fin à l’immigration, qu’elle soit légale (14,5 millions de résidents étrangers estimés en 2024, soit 17 % de la population), illégale (estimée à 266 000 personnes) ou « pire » désormais, c’est-à-dire liée à la demande d’asile (2,7 millions de personnes en 2024, quasiment la moitié venant d’Ukraine), le statut de réfugié ayant été rendu plus difficile à obtenir en 2024.
La démocratie des idéologues post-libéraux
Pour finir, J. D. Vance cite Jean-Paul II comme « l’un des défenseurs les plus extraordinaires de la démocratie en Europe » pour lancer un « n’ayez pas peur » aux Européens, face aux choix de leurs peuples et invoquer la bénédiction de Dieu sur l’assistance. Non sans avoir précédé cette chute par un dernier passage sur sa vision de la démocratie :
« La démocratie repose sur le principe sacré selon lequel la voix du peuple compte. Il n’y a pas de place pour des “cordons sanitaires”. Soit on respecte ce principe, soit on ne le respecte pas. Le peuple européen a une voix. Les dirigeants européens ont le choix. Et je suis résolument convaincu que nous n’avons aucune raison de craindre l’avenir. Croire en la démocratie, c’est comprendre que chacun de nos citoyens a de la sagesse et une voix. Et si nous refusons d’entendre cette voix, même nos combats les plus fructueux n’aboutiront pas à grand-chose. »
Au-delà des élections allemandes, il faut comprendre le logiciel à l’œuvre derrière tous ces propos. Le vice-président représente une vision politique qui est celle de nouveaux idéologues, souvent catholiques, qui entourent le président américain et qui ont préparé leurs arguments depuis son premier mandat. Vance est leur champion, doublement converti au catholicisme et à cette cause. Et quand il dessine, devant un parterre abasourdi, la « vraie » définition de la démocratie, il se réfère à l’interprétation nationaliste-chrétienne que promeuvent ces idéologues, se désignant eux-mêmes comme post-libéraux et pour l’instant en alliance paradoxale avec les libertariens du tech-business.
Les post-libéraux se défient de la démocratie libérale américaine dont ils considèrent les libertés comme destructrices. Ils prônent un nouveau régime, fondé sur le bien commun et le retour à des libertés naturelles non frelatées. Mais concrètement, cela implique de faire ce que le peuple (chrétien) exige, c’est-à-dire fermer les frontières à ceux qui veulent le détruire (tous les immigrés), cesser d’assurer de fausses libertés à ceux qui confisquent l’ordre social à leur bénéfice (les LGBT, les athées), cesser d’imposer des lois et des politiques de rééducation culturelle immorales (avortement, liberté sexuelle, diversité, inclusivité). Vance propose aux Européens rien de moins que de « donner une nouvelle direction à notre civilisation commune » (sic), comprise comme la restauration de la grande civilisation occidentale chrétienne, attaquée de l’intérieur par les libertés bio-sexuelles et les immigrés conquérants.
Cette vision est hostile à l’UE, et pas seulement pour des raisons économiques. Elle n’est pas hostile à la Russie, et pas seulement parce que le pivot stratégique du monde est désormais asiatique. D’un côté, cette vision réduit, non sans contradictions, le spectre des droits humains : négation de la liberté sexuelle, du droit des femmes à maîtriser leur fécondité, des droits des LGBT à la légalité et l’égalité. Elle s’avère indifférente, voire franchement hostile aux droits humains des étrangers et des personnes migrantes. De l’autre, elle survalorise certaines libertés, qu’elle distord et décrète comme inaliénables partout dans le monde : liberté religieuse des chrétiens contre tous les anti-chrétiens, liberté d’expression des antiwoke et des identitaires contre tous les soutiens du wokisme et du globalisme.
Cette vision qui se veut « chrétienne » détricote la projection traditionnelle de la politique étrangère américaine, fondée sur la défense des droits et de la démocratie libérale, pour proposer un modèle de démocratie post-libérale et autoritaire. Elle détricote aussi la tradition humanitaire fondatrice des États-Unis, dont l’essentiel est géré à travers toute la planète, que ce soient les programmes d’accueil, d’aide aux réfugiés ou d’assistance caritative, par des organisations religieuses comme le Jesuit Refugee Service, le Catholic Relief Service ou Caritas International. Précisément dans le cas de l’Europe, cette vision a entraîné par ricochet – débarrasser l’aide américaine de tout programme de promotion du wokisme – la fin de l’aide humanitaire américaine en Ukraine. Aussi, que les démocraties libérales occidentales soient en danger d’effondrement n’est pas une inquiétude pour J. D. Vance : c’est un espoir.