Jeffrey Sachs : La sécurité européenne inclut la Russie

Dans une lettre ouverte publiée dans la Berliner Zeitung, l’auteur déclare au chancelier allemand que la paix en Ukraine ne peut être atteinte en faisant comme si les préoccupations sécuritaires de la Russie n’existaient pas.

Vous avez maintes fois évoqué la responsabilité de l’Allemagne en matière de sécurité européenne. Cette responsabilité ne saurait se décharger de cette responsabilité par des slogans, une mémoire sélective ou la normalisation progressive d’un discours belliqueux.

Les garanties de sécurité ne sont pas des instruments à sens unique. Elles s’appliquent dans les deux sens. Il ne s’agit pas d’un argument russe, ni américain ; c’est un principe fondamental de la sécurité européenne, explicitement inscrit dans l’Acte final d’Helsinki, le cadre de l’OSCE et des décennies de diplomatie d’après-guerre.

L’Allemagne a le devoir d’aborder ce moment avec le sérieux et l’honnêteté historiques requis. À cet égard, sa rhétorique et ses choix politiques récents sont dangereusement insuffisants.

Depuis 1990, les principales préoccupations de la Russie en matière de sécurité ont été systématiquement rejetés, dilués ou directement violés à plusieurs reprises – souvent avec la participation active ou l’acquiescement de l’Allemagne. Ce bilan ne saurait être effacé si l’on veut mettre fin à la guerre en Ukraine, ni ignoré si l’Europe veut éviter un état de confrontation permanent.

À la fin de la Guerre froide, l’Allemagne a donné aux dirigeants soviétiques, puis russes, des assurances répétées et explicites que l’OTAN ne s’étendrait pas vers l’Est. Ces assurances ont été données dans le contexte de la réunification allemande. L’Allemagne en a tiré d’immenses bénéfices. La réunification rapide de votre pays – au sein de l’OTAN – n’aurait pas eu lieu sans le consentement soviétique fondé sur ces engagements. Prétendre par la suite que ces assurances n’ont jamais eu d’importance, ou qu’il ne s’agissait que de simples remarques anodines, relève non pas du réalisme, mais du révisionnisme historique.

En 1999, l’Allemagne a participé aux bombardements de l’OTAN en Serbie, première guerre majeure menée par l’OTAN sans l’autorisation du Conseil de sécurité des Nations unies. Il ne s’agissait pas d’une action défensive, mais d’une intervention sans précédent qui a profondément modifié l’ordre sécuritaire de l’après-Guerre froide. Pour la Russie, la Serbie n’était pas une abstraction. Le message était clair : l’OTAN allait recourir à la force au-delà de son territoire, sans l’approbation de l’ONU et sans tenir compte des objections russes.

En 2002, les États-Unis se sont retirés unilatéralement du Traité sur les missiles antibalistiques (ABT), pierre angulaire de la stabilité stratégique pendant trois décennies. L’Allemagne n’a formulé aucune objection sérieuse. Pourtant, l’érosion de l’architecture de contrôle des armements ne s’est pas produite de manière isolée. Le déploiement de systèmes de défense antimissile plus près des frontières russes a été perçu, à juste titre, par la Russie comme un facteur de déstabilisation. Qualifier ces perceptions de paranoïa relevait de la propagande politique, et non d’une diplomatie avisée.

En 2008, l’Allemagne a reconnu l’indépendance du Kosovo, malgré des avertissements explicites selon lesquels cette décision porterait atteinte au principe d’intégrité territoriale et créerait un précédent aux répercussions importantes. Une fois de plus, les objections de la Russie ont été balayées d’un revers de main, qualifiées de mauvaise foi, au lieu d’être prises en compte comme de sérieuses préoccupations stratégiques.

La volonté constante d’étendre l’OTAN à l’Ukraine et à la Géorgie – officiellement proclamée lors du sommet de Bucarest de 2008 – a franchi une ligne rouge infranchissable, malgré les objections véhémentes, claires, constantes et répétées de Moscou depuis des années. Lorsqu’une grande puissance identifie un intérêt fondamental de sécurité et le réaffirme pendant des décennies, l’ignorer n’est pas de la diplomatie, mais une escalade délibérée.

Le rôle de l’Allemagne en Ukraine depuis 2014 est particulièrement préoccupant. Berlin, aux côtés de Paris et de Varsovie, a joué un rôle déterminant dans l’accord du 21 février 2014 entre le président Viktor Ianoukovitch et l’opposition – un accord censé mettre fin aux violences et préserver l’ordre constitutionnel. Quelques heures plus tard, cet accord s’est effondré. Un coup d’État violent s’en est suivi.

Un nouveau gouvernement a émergé par des moyens anticonstitutionnels. L’Allemagne a immédiatement reconnu et soutenu ce nouveau régime. L’accord qu’elle avait garanti a été abandonné sans conséquence. Les accords de Minsk II de 2015 étaient censés y remédier – un cadre négocié pour mettre fin à la guerre dans l’est de l’Ukraine. L’Allemagne s’est à nouveau portée garante.

Pourtant, pendant sept ans, Minsk II n’a pas été appliqué par l’Ukraine. Kiev a ouvertement rejeté ses dispositions politiques.

L’Allemagne ne les a pas fait respecter. D’anciens dirigeants allemands et européens ont depuis reconnu que Minsk était perçu moins comme un plan de paix que comme une mesure d’attente. Cet aveu à lui seul devrait forcer une prise de conscience.

Dans ce contexte, les appels à toujours plus d’armements, à une rhétorique toujours plus agressive et à une « détermination » toujours plus grande sonnent creux. Ils demandent à l’Europe d’oublier le passé récent pour justifier un avenir de confrontation permanente.

Assez de propagande. Assez de cette infantilisation morale du public. Les Européens sont parfaitement capables de comprendre que les dilemmes sécuritaires sont réels, que les actions de l’OTAN ont des conséquences et que la paix ne s’obtient pas en faisant comme si les préoccupations sécuritaires de la Russie n’existaient pas.

La sécurité est indivisible.

La sécurité européenne est indivisible. Ce principe signifie qu’aucun pays ne peut renforcer sa sécurité au détriment de celle d’un autre sans provoquer d’instabilité. Cela signifie également que la diplomatie n’est pas de l’apaisement et que l’honnêteté historique n’est pas une trahison. L’Allemagne l’a compris jadis. L’Ostpolitik n’était pas un signe de faiblesse, mais de maturité stratégique. Elle reconnaissait que la stabilité de l’Europe repose sur le dialogue, la maîtrise des armements, les liens économiques et le respect des intérêts légitimes de sécurité de la Russie.

Aujourd’hui, l’Allemagne a besoin de retrouver cette maturité. Il faut cesser de parler comme si la guerre était inévitable ou vertueuse. Il faut cesser de déléguer la réflexion stratégique aux discours convenus de l’alliance. Il faut s’engager sérieusement dans la diplomatie, non pas comme une opération de relations publiques, mais comme un véritable effort pour reconstruire une architecture de sécurité européenne qui inclue la Russie, au lieu de l’exclure.

Une architecture de sécurité européenne renouvelée doit commencer par la clarté et la retenue. Premièrement, elle exige un arrêt sans équivoque de l’élargissement de l’OTAN vers l’Est – à l’Ukraine, à la Géorgie et à tout autre État frontalier de la Russie.

L’élargissement de l’OTAN n’était pas une fatalité de l’ordre post-Guerre froide ; c’était un choix politique, fait en violation des assurances solennelles données en 1990 et poursuivi malgré les avertissements répétés quant à sa capacité à déstabiliser l’Europe.

La sécurité en Ukraine ne viendra pas du déploiement avancé de troupes allemandes, françaises ou autres troupes européennes, ce qui ne ferait qu’exacerber les divisions et prolonger la guerre. Elle viendra de la neutralité, appuyée par des garanties internationales crédibles.

Les faits historiques sont sans équivoque : ni l’Union soviétique ni la Fédération de Russie n’ont violé la souveraineté des États neutres dans l’ordre d’après-guerre – ni la Finlande, ni l’Autriche, ni la Suède, ni la Suisse, ni aucun autre pays. La neutralité a fonctionné car elle répondait aux préoccupations légitimes de sécurité de toutes les parties. Il n’y a aucune raison sérieuse de prétendre qu’elle ne peut plus fonctionner.

Deuxièmement, la stabilité exige la démilitarisation et la réciprocité. Les forces russes doivent être maintenues à distance des frontières de l’OTAN, et les forces de l’OTAN – y compris les systèmes de missiles – doivent être maintenues à distance des frontières russes. La sécurité est indivisible, et non unilatérale. Les régions frontalières doivent être démilitarisées par le biais d’accords vérifiables, et non pas saturées d’armements toujours plus nombreux.

Les sanctions doivent être levées dans le cadre d’un règlement négocié ; elles n’ont pas permis d’instaurer la paix et ont gravement nui à l’économie européenne.

L’Allemagne, en particulier, doit rejeter la confiscation inconsidérée des avoirs de l’État russe – une violation flagrante du droit international qui sape la confiance dans le système financier mondial. Relancer l’industrie allemande grâce à un commerce légal et négocié avec la Russie n’est pas une capitulation. C’est une question de réalisme économique. L’Europe ne doit pas détruire sa propre base productive au nom de la posture morale.

Enfin, l’Europe doit renouer avec les fondements institutionnels de sa propre sécurité. L’OSCE – et non l’OTAN – devrait redevenir le forum central pour la sécurité européenne, le renforcement de la confiance et le contrôle des armements. L’autonomie stratégique de l’Europe signifie précisément cela : un ordre de sécurité européen façonné par les intérêts européens, et non une subordination permanente à l’expansionnisme de l’OTAN.

La France pourrait légitimement étendre sa dissuasion nucléaire en tant que parapluie de sécurité européen, mais uniquement dans une posture strictement défensive, sans systèmes déployés en avant qui menaceraient la Russie.

L’Europe devrait insister d’urgence sur un retour au cadre des FNI et sur des négociations globales sur le contrôle stratégique des armements nucléaires impliquant les États-Unis et la Russie – et, à terme, la Chine.

Plus important encore, Monsieur le Chancelier Merz, tirez les leçons de l’histoire – et soyez honnête avec vous-même. Sans honnêteté, il ne peut y avoir de confiance. Sans confiance, il ne peut y avoir de sécurité. Et sans diplomatie, l’Europe risque de répéter les catastrophes dont elle prétend avoir tiré les leçons.

L’histoire jugera ce que l’Allemagne choisira de retenir et ce qu’elle choisira d’oublier. Cette fois-ci, que l’Allemagne choisisse la diplomatie et la paix, et qu’elle tienne parole.

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