Les relations entre Ankara et Moscou défient les attentes occidentales : Il s’agit d’un modèle unique de coopération entre puissances régionales, fondé sur des intérêts mutuels, le respect et la reconnaissance des politiques étrangères indépendantes et de l’autonomie stratégique de chaque pays.
Ce qui rend une relation de pouvoir intrigante dans les relations internationales, c’est qu’elle n’est jamais tout à fait statique et que son équilibre délicat exige une attention constante, des actes d’équilibrage et des ajustements. Les relations turco-russes s’inscrivent parfaitement dans ce paradigme.
L’interruption de dix mois du face-à-face entre le président russe Vladimir Poutine et le président turc Recep Tayyip Erdogan lors de leur rencontre à Sotchi le 4 septembre n’était pas naturelle, étant donné le torrent d’événements géopolitiques vitaux qui se sont produits entre-temps.
Depuis la dernière rencontre des deux chefs d’État à Astana en octobre dernier, Moscou a pris le dessus sur les champs de bataille en Ukraine ; le soi-disant accord sur les céréales impliquant la Russie et l’Ukraine, négocié par Ankara sous les auspices des Nations unies, a fait long feu ; la sécurité de la région de la mer Noire a atteint un nouveau niveau de criticité alors que l’obsession anglo-américaine pour la Crimée s’est accentuée ; et, surtout, Erdogan a obtenu un nouveau mandat de président, ce qui le met sur la sellette pour inverser la crise financière et économique de la Turquie.
Fondement des relations entre la Russie et la Turquie
Dans la foulée de sa victoire électorale, Erdogan s’est efforcé de se réconcilier avec l’Occident, se montrant prêt à accepter l’adhésion de la Suède à l’OTAN et faisant preuve de solidarité avec l’Ukraine. Ankara a libéré sans ménagement des commandants d’Azov capturés par la Russie à Marioupol l’année dernière et a annoncé son intention de produire des armes en commun avec l’Ukraine, ce qui pourrait gravement contrarier Moscou.
Néanmoins, Moscou a réagi avec prudence. Le Kremlin pouvait se permettre de gagner du temps, car il s’agit également d’une relation asymétrique dans laquelle la Russie a le dessus. Moscou a pu sentir qu’Erdogan n’était pas vraiment en train de «pivoter» vers l’ouest, mais qu’il montrait plutôt un intérêt pour l’amélioration des liens occidentaux qui s’étaient détériorés ces dernières années – et dont l’issue est loin d’être certaine.
Fondamentalement, les relations de la Russie avec la Turquie sont renforcées par les relations personnelles chaleureuses entre Poutine et Erdogan, et les deux dirigeants sont des réalistes consommés avec des intérêts partagés et une volonté de défier la domination occidentale dans la politique régionale. Moscou ne sait que trop bien que les espoirs de la Turquie d’adhérer à l’Union européenne restent un rêve lointain.
Le «langage corporel» de la rencontre de Sotchi a confirmé que la verve des relations personnelles entre les deux dirigeants n’avait pas changé. Des images télévisées ont montré les deux hommes souriant et se serrant la main à l’arrivée d’Erdogan à la résidence de Poutine, où le président russe a proposé à son invité de prendre des vacances dans la station balnéaire de la mer Noire.
Un accord d’exportation de céréales qui change la donne
Dans ses remarques préliminaires, Poutine a mis Erdogan à l’aise en le rassurant d’emblée sur le fait que l’offre russe de créer un «hub énergétique» mondial en Turquie est tout à fait dans les cartons et se concrétisera bientôt.
Toutefois, la cerise sur le gâteau est l’accord proposé qui faciliterait les exportations gratuites de céréales de la Russie vers six pays africains avec l’aide de la Turquie et du Qatar. En présence d’Erdogan, Poutine a annoncé :
«Nous sommes sur le point de conclure des accords avec six États africains, où nous avons l’intention de fournir des denrées alimentaires gratuitement et même d’effectuer la livraison et la logistique gratuitement. Les livraisons commenceront dans les deux prochaines semaines».
La résonance politique et géopolitique de cette décision en Afrique est tout simplement incommensurable – la Russie offre, d’une part, au groupe Wagner le rôle de gardien et, d’autre part, la sécurité alimentaire au continent. D’un seul coup, la propagande occidentale a été démolie, avec l’aide d’Ankara.
Erdogan, pour sa part, s’est dit convaincu que la Russie allait «bientôt» relancer l’accord sur les céréales de la mer Noire, tout en se faisant l’écho de la position de Poutine selon laquelle l’Occident avait trahi ses engagements envers la Russie. De même, il a pris ses distances avec les projets occidentaux rivaux d’envoi de céréales à travers la mer Noire, qui sont désormais voués à l’échec. Comme il l’a déclaré :
«Les propositions alternatives présentées à l’ordre du jour ne pouvaient pas offrir un modèle durable, sûr et permanent basé sur la coopération entre les parties, comme l’initiative de la mer Noire».
De manière significative, Erdogan a fait part de son optimisme, estimant toujours qu’une solution peut être trouvée prochainement pour relancer l’accord sur les céréales, notamment en comblant les lacunes restantes.
Le président turc était accompagné à Sotchi d’une importante délégation comprenant notamment les ministres de la Défense, des Affaires étrangères, de l’Énergie et des Finances, ainsi que le directeur de la banque centrale, qui a rencontré son homologue séparément pour faire avancer les négociations sur un système de paiement en monnaies locales. Ce qu’Erdogan a publiquement soutenu en déclarant : «Je crois que le passage aux monnaies locales est une bonne chose» :
«Je pense que le passage aux monnaies locales est extrêmement important dans les relations bilatérales».
Respect de la souveraineté de la Turquie par la Russie
En effet, le commerce est la locomotive des relations russo-turques, enregistrant une augmentation massive d’environ 80% pour atteindre 62 milliards de dollars. Cinq millions de touristes russes ont visité la Turquie cette année. Poutine s’est félicité que lui et Erdogan aient porté les relations à un «très bon niveau». Il est intéressant de noter que Poutine a souligné la construction de la centrale nucléaire d’Akkuyu – la première de Turquie, construite par les Russes – qui sera pleinement opérationnelle l’année prochaine, alors qu’il décrivait la Turquie comme un nouveau membre du «club nucléaire international».
Il s’agit là de paroles mesurées, sans aucun doute. Le message qui ressort des discussions de Sotchi est que les relations russo-turques ont gagné en maturité. Le sommet a suivi les entretiens de la semaine dernière entre le ministre des Affaires étrangères turc, Hakan Fidan, son homologue russe, Sergueï Lavrov, et le ministre de la Défense, Sergueï Choïgou, à Moscou.
Plus tard, en présence de Fidan, Lavrov s’est exprimé longuement et avec une clarté extraordinaire sur les politiques de la Russie à l’égard de la Turquie. L’intérêt réside dans le fait que la Russie apprécie profondément la politique étrangère indépendante de la Turquie, «qui est orientée vers ses propres intérêts nationaux» et qui résiste aux pressions occidentales.
Lavrov a déclaré que «l’interaction constructive et équitable» de la Turquie avec la Russie est non seulement mutuellement bénéfique sur le plan économique et avantageuse, mais qu’elle renforce également «la base souveraine» de la politique étrangère de la Turquie. Lavrov a exprimé l’espoir que la Turquie «continuera à répondre avec réciprocité malgré les pressions des États-Unis et de leurs alliés qui cherchent à dresser tout le monde contre la Fédération de Russie», concluant :
«L’efficacité de notre dialogue politique et de notre coopération économique continuera à dépendre de notre volonté mutuelle de prendre en compte les préoccupations et les intérêts de chacun et de chercher à les équilibrer. Nos partenaires turcs possèdent la vision stratégique nécessaire. Nous continuerons à adhérer à des approches fondées sur le respect mutuel et l’équilibre des intérêts».
Un partenariat égal et évolutif
De toute évidence, Lavrov s’est exprimé de manière réfléchie et déterminée. Ce qui ressort, c’est que même si la Turquie, membre de l’OTAN, n’a pas encore cherché à adhérer aux BRICS élargis ou à l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) – contrairement à l’Iran, à l’Arabie saoudite, aux Émirats arabes unis ou à l’Égypte – la Russie accorde néanmoins une importance cruciale à la Turquie compte tenu de son autonomie stratégique, qui change la donne en matière de politique régionale et qui est un précurseur de tendances.
Ses remarques montrent qu’il est vain d’évaluer les relations de pouvoir en termes de hiérarchie. Pas une seule fois, Lavrov n’a revendiqué d’affinités idéologiques avec la Turquie. Ce qui importe le plus à la Russie, c’est la solide indépendance de la Turquie vis-à-vis de l’hégémonie américaine sous la direction d’Erdogan. S’agit-il d’un partenariat stratégique ? Le jury n’a pas encore tranché.
Les relations russo-turques sont fondées sur l’intérêt mutuel et le respect mutuel. Des divergences apparaissent de temps à autre, mais les deux parties veillent à ce qu’elles ne se transforment pas en différends. C’était au tour de Poutine de se rendre en Turquie, mais c’est Erdogan qui est venu. Il n’y a pas de partenaire junior ou senior dans leur relation d’égal à égal.
Les relations avec la Turquie sont devenues un vecteur intéressant de la politique étrangère russe, qui est bien sûr conforme à sa vision de la multipolarité. Elle peut également constituer un nouveau modèle pour les relations de la Russie avec d’autres puissances régionales tournées vers l’ouest, compte tenu des incertitudes géopolitiques actuelles. Comme l’a récemment affirmé Lavrov, la Russie est prête à coopérer avec tout pays qui chérit son indépendance.