Parmi les nombreuses voix qui ont soutenu Israël, certaines comme le conseiller à la sécurité nationale de la Maison Blanche, Jake Sullivan, lui ont demandé de conduire ses opérations dans Gaza de manière à cibler le Hamas, pas les civils. D’autres voix, moins amènes, l’ont accusé de violer le droit international. Mais Tsahal cible-t-elle délibérément des civils ? Viole-t-elle le droit international ?
Les images spectaculaires de morts et de blessés, d’immeubles dévastés, sont difficilement supportables ; pour autant, elles ne constituent pas nécessairement, en tant que telles, des preuves de violations du droit international.
La prudence s’impose – ne serait-ce que parce que, d’une part, les opérations militaires sont enveloppées dans un brouillard épais et que, d’autre part, le droit international est loin d’être parfait…
L’interprétation du droit international
En instaurant un « siège complet » dès le début de l’offensive sur Gaza, Israël s’est livré à un châtiment collectif, ce qui est banni par les conventions de Genève de 1949.
[Plus de 85 000 lecteurs font confiance aux newsletters de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde. Abonnez-vous aujourd’hui]Toutefois, pour le reste, le tableau est moins clair. Le droit international interdit de cibler des civils : « Ni la population civile en tant que telle ni les personnes civiles ne doivent être l’objet d’attaques. » Il précise également que les parties au conflit doivent faire la distinction entre la population civile et les objectifs militaires. Mais comment une démocratie en guerre contre une organisation terroriste peut-elle respecter ce principe de distinction, dès lors que l’organisation installe ses combattants dans des sites civils (habitations, écoles, hôpitaux) ? Dans de telles circonstances, tout objectif militaire devient un objectif hybride.
Pour Israël, opérer systématiquement cette distinction équivaudrait à se battre une main attachée derrière le dos – alors que la partie adverse, elle, viole systématiquement les conventions de Genève. Cela laisserait le champ libre au mouvement islamiste pour préparer ses prochaines attaques. Le piège qui est tendu à Israël est redoutable puisque toute atteinte à des civils gazaouis délégitime la cause pour laquelle il se bat. La partie est foncièrement inégale.
Les choses se compliquent encore plus du fait que, en termes de droit international, l’interdit de tuer des civils n’est pas absolu. Conscients que certaines attaques légitimes contre des objectifs militaires peuvent incidemment entraîner des dommages à des personnes ou à des biens civils, les rédacteurs du Protocole additionnel 1 aux Conventions de Genève ont admis la licéité de telles opérations – à condition qu’elles répondent au critère de proportionnalité. Le texte dit clairement que l’opération militaire doit s’abstenir de provoquer des pertes qui seraient « excessives par rapport à l’avantage militaire concret et attendu ».
Le droit international a non seulement ouvert une brèche dangereuse, mais de plus il ne fournit pas les outils nécessaires à la juste appréciation des faits en cas de suspicion d’attaque « disproportionnée ». Comment définir ce qu’est « une attaque disproportionnée » ? Qui en est juge ? Si, dans certains cas, la disproportion est manifeste, dans beaucoup d’autres le doute subsiste. Des tribunaux pourront, lorsque c’est possible, tenter d’apprécier les faits, de juger de la bonne foi des planificateurs de l’attaque. Encore faut-il qu’ils aient accès à toutes les informations nécessaires.
L’éthique en période de conflit
On touche là à un problème essentiel, puisqu’il est reproché à Tsahal de se livrer à des attaques disproportionnées.
Dans le cas du bombardement récent du camp de Jabālīyah, qui a causé de nombreuses victimes, le Haut-commissariat des Nations unies aux droits de l’homme (HCDH) a estimé qu’Israël pourrait avoir commis un crime de guerre. L’armée a assuré que sous les immeubles se trouvaient des responsables de l’attaque du 7 octobre, cachés dans un réseau de tunnels qui s’est effondré. C’est possible, mais personne à ce stade ne détient tous les éléments pour une appréciation impartiale. Chacune des parties tend à fournir des informations le plus souvent invérifiables, sinon manifestement fausses.
Un autre cas d’école devrait inciter à la prudence : celui du bombardement qui a touché la cour de l’hôpital Al-Ahli, faisant de nombreuses victimes. Le Hamas a accusé Israël d’avoir délibérément ciblé l’hôpital.
Or il semble avéré, notamment selon les services de renseignements français et l’enquête du Monde, qu’il s’agissait d’un missile palestinien qui a dévié de sa trajectoire.
Reste la question de savoir si Tsahal tue intentionnellement des civils. Contrairement au Hamas, ce type de pratique n’est pas une partie intégrante de sa culture, même s’il peut arriver à des soldats isolés de commettre des atrocités. Tsahal n’a plus rien à voir avec l’armée de 1948 ni avec la brutale unité 101 des années 1950.
Elle n’est pas une armée coupée du reste du monde et insensible à la pression internationale. On enseigne aux jeunes officiers à faire la différence entre le licite et l’illicite, à assimiler les contraintes du droit international humanitaire.
À l’instar des autres armées d’États démocratiques, l’armée israélienne a élaboré un code éthique qui a valeur contraignante. Le Procureur général de l’armée peut mettre en accusation les soldats qui enfreignent la loi. Tsahal n’aime pas se trouver mise à l’index ; elle veut se préserver des accusations qui ternissent son image. Tuer intentionnellement un civil n’est pas aussi simple.
Le développement d’une justice internationale a également un effet dissuasif. Les officiers soupçonnés de crimes de guerre savent que lors d’un déplacement à l’étranger, ils risquent d’être arrêtés et traduits en justice, dans des pays qui appliquent la règle de la compétence universelle qui leur permet de juger d’infractions, même si elles ne se sont pas produites sur leur territoire.
Interrogé par la BBC le 10 novembre, Emmanuel Macron, a « exhorté » Israël à arrêter de « bombarder », de « tuer » des « bébés », des « dames » et des « personnes âgées » : « Il n’y a donc aucune raison et aucune légitimité à cela. » Face au nombre de morts civils sans cesse croissant, l’émotion du président est compréhensible. Mais dispose-t-il d’informations confirmant des bombardements de civils sans « aucune raison » ? Ignore-t-il que la stratégie du Hamas est justement de prendre sa population en otage, et que dans ce type de guerre cruelle, il est impossible de cibler des combattants sans provoquer des victimes civiles ?
Les contradictions de la stratégie militaire israélienne
L’armée a-t-elle pour autant renoncé à des comportements brutaux mettant en danger des civils ? La réponse est non.
Le tableau d’ensemble est loin d’être totalement satisfaisant. Il existe deux types de situations où le commandement déroge à sa prudence. D’abord, en cas de menace pour la vie des soldats. Pas question de faire prendre des risques aux soldats pour épargner des civils. « Entre la vie de nos soldats et celle de leurs civils, je choisis la première. » Cet axiome théorisé par le philosophe Asa Kasher et le général Amos Yadlin fait office de doctrine quasi officielle de l’armée.
Le second cas est celui où l’armée se retrouve humiliée, atteinte dans sa capacité dissuasive. Chaque attaque terroriste affaiblit cette dernière, obligeant l’armée à agir brutalement pour « rétablir la dissuasion ». On a pu le voir lors de la seconde Intifada (2000-2004), qui s’est soldée, selon l’ONG B’tselem, par la mort de 3 834 Palestiniens, dont 1 812 civils, ainsi que lors des opérations Plomb durci (2008-2009, 1 387 Palestiniens tués dont 773 civils) et Bordure protectrice (2014, plus de 2 000 Palestiniens tués dont la moitié de civils)).
Tsahal avait, chaque fois, mis en œuvre des modes opératoires très agressifs qui ont souvent mis en danger des civils.
On touche là aux contradictions de la stratégie israélienne. D’un côté, elle s’interdit tout ce qui pourrait ressembler à un crime de guerre ; de l’autre, elle s’autorise des modes opératoires à la limite de l’illicite. Elle alerte certes la population civile pour l’éloigner des zones de combats, mais elle n’hésite pas, en même temps, à faire pression sur elle, afin de la conduire à exiger des groupes armés qu’ils cessent leurs attaques à partir de zones habitées.
Parce qu’elle a subi le 7 octobre une cinglante humiliation, qu’elle a un devoir particulier envers ses citoyens qu’elle n’a pas su protéger, parce qu’enfin cette guerre dans la bande de Gaza présente de grands risques pour ses unités, Tsahal ne se laissera pas entraver par des considérations éthiques. Le droit international n’est pas forcément violé ; c’est le devoir d’humanité qui est profané.