Le 7 novembre 2023, la Commission européenne a officiellement recommandé l’ouverture des négociations avec l’Ukraine et la Moldavie en vue de leur adhésion à l’Union. Parmi les sept exigences que l’UE avait demandé à l’Ukraine de remplir pour accéder à ces négociations, la lutte contre la corruption tenait une place prépondérante.
Se pencher sur la question de la corruption en Ukraine demande d’aller à l’encontre de forts présupposés, le pays étant dépeint depuis des années par ses détracteurs comme étant profondément affecté par ce fléau. La situation en la matière est pourtant loin d’être univoque.
Une réalité nuancée qui échappe aux affirmations radicales
Une chose est à poser d’emblée : il n’est pas possible d’évaluer la corruption de façon objective. Au même titre que les autres pratiques informelles, illicites et rejetées par la société, la corruption ne se déploie pas au grand jour.
En dépit de leur utilité, les indicateurs dont nous disposons sont tous imparfaits, y compris le plus connu d’entre eux, l’Index de perception de la corruption fourni chaque année par l’organisation Transparency International. Comme l’indique son nom, celui-ci se fonde sur la perception de la corruption ; or cette perception n’a pas la même valeur en fonction de la diversité de tolérance ou même de définition de la corruption dans les différentes sociétés interrogées.
Cet indicateur attribue à chaque pays un score situé entre 0 et 100, la corruption étant jugée omniprésente à zéro et absente à 100. L’Ukraine a obtenu en 2023 un score de 36, ce qui la classe au 104e rang des pays du monde. Proche des scores de la Serbie et de la Bosnie-Herzégovine, elle est largement devant la Russie qui a obtenu un score de 26 points et la 141e place du classement. Il est également à noter que le score de l’Ukraine a connu une montée continue depuis la dernière année de pouvoir de Viktor Ianoukovitch, 2013, quand il était de 26.
Les indicateurs à disposition étant limités par nature, il peut être tentant, afin de se faire une idée plus précise, de se plonger dans l’inventaire des nombreuses affaires de corruption qui ont émaillé la société ukrainienne ces dernières années. Pour en citer quelques-unes, rappelons qu’en 2019 le président en exercice Petro Porochenko lui-même a fait les frais de l’implication du fils d’un de ses partenaires politiques dans un scandale d’attribution d’appels d’offres de fournitures à l’armée. Cette affaire a probablement pesé dans sa défaite à la présidentielle d’avril 2019, remportée par Volodymyr Zelensky.
Quatre ans plus tard, en août 2023, c’est le président Volodymyr Zelensky qui se voit forcé de limoger tous les responsables régionaux du recrutement militaire, pour mettre à bas un système de corruption permettant d’échapper à la conscription.
Ces affaires montrent qu’il serait bien évidemment faux d’affirmer que l’Ukraine serait épargnée par la corruption. Ce phénomène y existe bel et bien, et prend de multiples formes. Pour autant, le simple fait que tant d’affaires aient été rendues publiques et aient suscité une profonde indignation au sein de la société ukrainienne indique que la tolérance pour les pratiques corruptives n’a pas cours en Ukraine. Les réactions de l’État aux scandales les plus récents illustrent aussi une certaine force du système politique ukrainien, capable de s’assainir même en temps de guerre et de s’attaquer à des personnes qui auraient été jugées intouchables avant Maïdan en 2014. La démonstration en a été faite plusieurs fois, notamment lors de l’arrestation en mai 2023 du président en exercice de la Cour suprême.
La mise en lumière de ces affaires est également l’illustration du fait que la société a fait le choix de s’ouvrir à la transparence des affaires depuis 2014. À titre d’exemple, il a longtemps été plus simple d’obtenir l’identité des bénéficiaires finaux d’une société en Ukraine qu’en France. Cette forte disponibilité des informations en sources ouvertes a permis des travaux d’investigation de presse toujours plus précis et professionnels.
Une dynamique encourageante
Même s’il n’est pas aisé d’appréhender le phénomène de la corruption dans toutes ses nuances, celui-ci n’est pas complètement insaisissable, surtout si l’on se concentre sur la dynamique plutôt que sur la simple photographie. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que cette dynamique va à l’encontre des clichés. Le changement de perception de la population, les réformes politiques mises en place et la transformation du cadre réglementaire en Ukraine sont notables.
Plusieurs facteurs concomitants expliquent ce rejet grandissant des pratiques corruptives en Ukraine. Le plus fort et transformateur d’entre eux reste sans conteste la séquence de la Révolution de la dignité en 2014, quand la population a fortement exprimé son rejet de l’opacité dans la conduite des affaires et la persistance des inégalités économiques fondées sur le privilège de quelques-uns.
Comme évoqué plus haut, la lutte contre la corruption fait aussi partie des exigences exprimées par l’UE. La reprise de l’invasion russe, il y a tout juste deux ans, en février 2022, est venue d’autant plus catalyser l’application des recommandations de l’Union que l’accession à celle-ci apparaît désormais pour l’Ukraine tout à la fois comme une protection contre les menaces géopolitiques et comme la consécration d’un choix de modèle de société opposé à celui imposé par le Kremlin.
Un impressionnant train de réformes anticorruption
Qu’il s’agisse de Petro Porochenko (2014-2019), ou de Volodymyr Zelensky (élu depuis 2019), les deux présidents ukrainiens ont mis en place un nombre considérable de réformes pour faire progresser la lutte contre la corruption, alors même que leur pays subit une invasion depuis 2014.
Les institutions dédiées ont en effet été significativement renforcées, avec la création du Bureau national anti-corruption d’Ukraine (NABU), du Bureau du procureur spécial anti-corruption (SAPO), de l’Agence nationale de prévention de la corruption (NAPC/NAZK) en 2015, puis de la Haute Cour Anticorruption en 2018 dans les derniers mois du mandat de Petro Porochenko. Le lancement officiel le 5 septembre 2019 de cette dernière institution a marqué une étape importante dans la lutte contre la corruption. D’autres mesures plus ciblées comme l’obligation de déclaration publique des revenus et du patrimoine des fonctionnaires ou la très remarquée réforme des marchés publics ont participé à ce même mouvement.
Parmi les initiatives législatives les plus récentes, il convient de citer la loi n°1780-IX, adoptée en 2021, plus connue simplement comme la « loi anti-oligarques », qui cherche à encadrer le rôle politique de ces influents hommes d’affaires. Fin 2023, l’Ukraine a encore renforcé ce travail législatif demandé par l’Union en adoptant un contrôle financier accru sur les personnes considérées comme politiquement exposées.
L’Ukraine n’aurait probablement pas à rougir d’une comparaison avec les autres pays candidats à l’accession à l’Union engagés dans le même processus de réformes.
En dépit de ces avancées certaines, le système politique et social ukrainien doit poursuivre sa transformation et doit encore contourner un certain nombre d’écueils non négligeables.
Une question cruciale : le rythme du déploiement des réformes
La rapidité de la mise en place de ces lois fait courir le risque qu’elles soient vidées de leur sens à l’usure ou instrumentalisées politiquement par la suite. C’est justement les réserves que la Commission européenne pour la démocratie par le droit du Conseil de l’Europe, plus connue sous le nom de Commission de Venise, a adressées à l’Ukraine en juin 2022 concernant la loi anti-oligarques. La jugeant punitive et facilement instrumentalisable politiquement, elle a incité le gouvernement ukrainien a mettre le déploiement de cette loi sur pause car la guerre était venue diminuer si drastiquement l’influence des oligarques que sa nécessité était moindre qu’avant la reprise de l’invasion par la Russie.
En retour, si la guerre est une excuse tout à fait recevable pour comprendre les retards de mise en œuvre de politiques, la loi martiale ne doit pas hypothéquer indéfiniment certaines actions majeures de transparence politique et financière. Il est heureux que l’Ukraine ait remis en service, en novembre 2023, l’accès public aux déclarations de revenus et de patrimoine des fonctionnaires. D’autres retours au respect de la législation se font encore attendre, comme l’obligation de déclaration des financements des partis politiques, annoncée pour le printemps 2024.
L’Ukraine doit aussi conserver ce qui fait sa force, et veiller à soutenir sa très précieuse et active société civile. Ses organisations militant pour la transparence du système judiciaire, sa presse d’investigation et cette capacité à questionner constamment l’action de ses hommes et femmes politiques doivent être préservées à tout prix.
Enfin, l’Ukraine serait tout aussi inspirée de mettre fin une bonne fois pour toutes à la compétition entre différentes institutions de lutte contre la corruption, le NABU et le SBU : le second a encore compétence sur les crimes économiques alors qu’il est chargé du renseignement et dépend du pouvoir exécutif.