Depuis la fin de la Guerre froide, la région euro-atlantique n’a pas connu de crise comme celle d’aujourd’hui. Le système euro-atlantique de sécurité sur la base d’une sécurité égale et indivisible n’existe plus. Le naufrage de ce projet met en évidence la nécessité d’une nouvelle structure basée sur d’autres principes et d’autres fondations.
Dans son adresse annuelle à l’Assemblée fédérale le 29 février 2024, le président russe Vladimir Poutine a mis en exergue le besoin d’établir un nouveau cadre de sécurité équitable et indivisible en Eurasie, se montrant prêt à entamer aussi un dialogue substantiel en ce sens avec les parties et les organisations concernées.
En avril déjà, cette initiative était développée lors de la visite du ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov en Chine. Le chef de la diplomatie russe avait annoncé à la presse que la Russie et la Chine étaient parvenues à un accord visant à lancer des discussions sur la structure de sécurité en Eurasie, un sujet abordé au cours du voyage de Sergueï Lavrov. Le fait que cette proposition de Poutine a été à l’ordre du jour de ces deux grands pays laisse entendre qu’elle pourrait revêtir une forme concrète aussi bien en théorie que dans la pratique politique.
L’idée de la sécurité eurasiatique soulève, bien évidemment, des questions sur d’autres initiatives correspondantes. Pendant sa visite à Pékin, Sergueï Lavrov a directement lié le besoin d’établir ce nouveau cadre à des défis auxquels est confrontée la sécurité euro-atlantique, basée autour de l’OTAN et de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE). Cette référence à l’expérience euro-atlantique est très importante pour deux raisons.
Des tensions OTAN-Russie qui n’ont cessé de s’accentuer
Premièrement, le projet de sécurité euro-atlantique se caractérise par un haut degré d’intégration institutionnelle. De fait, il se fonde autour d’un bloc militaire, l’OTAN, dont les membres sont soumis à des engagements stricts. Alors que la Guerre froide est terminée, l’Alliance nord-atlantique n’a pas seulement survécu, elle s’est élargie pour intégrer les anciens membres du Pacte de Varsovie. L’OTAN est le bloc le plus grand et le plus stable du point de vue historique.
Deuxièmement, le projet de sécurité euro-atlantique d’après-Guerre froide n’a pas été en mesure de résoudre le problème d’une sécurité commune et indivisible pour toutes les nations de la région. Théoriquement, l’OSCE aurait pu réunir, au sein d’une seule communauté, tant les pays membres de l’OTAN que ceux qui n’en font pas partie, y compris la Russie. Mais à partir des années 2000, nous avons assisté à un processus de politisation de l’OSCE en faveur des intérêts des pays occidentaux.
Par conséquent, la Russie a de plus en plus considéré l’expansion de l’OTAN comme une menace pour sa propre sécurité. Les instruments comme le Conseil OTAN-Russie ne sont pas parvenus à atténuer les tensions qui ne cessaient de monter. L’inexistence d’institutions efficaces et équitables qui pourraient prendre en compte les inquiétudes de la Russie et intégrer ce pays dans un nouveau cadre de sécurité n’a abouti qu’à une incompréhension croissante et, en fin de compte, une crise dans les relations russo-occidentales.
Le cadre de sécurité euro-atlantique a cessé d’exister
Sur fond d’opérations militaires des États-Unis et de leurs alliés et d’ingérences dans les affaires intérieures des pays de l’ex-URSS, le cours des événements s’est accompagné d’un affaiblissement du contrôle des armements et d’une érosion des normes sécuritaires. Le point d’orgue aura été la crise ukrainienne, dont le développement militaire a déterminé les lignes de fracture en Europe.
Depuis le début du conflit russo-ukrainien actuel, la confrontation entre la Russie et l’OTAN a commencé à s’intensifier. Pour le moment, ce conflit n’a pas basculé dans une phase militaire à grande échelle, mais il se manifeste dans plusieurs autres dimensions de confrontation, de la guerre de l’information à l’assistance militaire directe et à tous niveaux que les pays occidentaux livrent à l’Ukraine. Depuis la fin de la Guerre froide, la région euro-atlantique n’a pas connu de crise comme celle d’aujourd’hui. Cela laisse entendre que le cadre de sécurité euro-atlantique a cessé d’exister.
Dans le meilleur des cas, on peut s’attendre à ce que la gravité de la crise diminue avec le rééquilibrage des forces et le soutien mutuel, avec toutefois des lignes de fracture qui perdureront. Dans le pire des cas, ce sera un conflit direct avec la Russie et l’OTAN avec la perspective d’une escalade nucléaire.
Vers une sécurité multidimensionnelle
L’expérience du naufrage du projet euro-atlantique met en évidence la nécessité d’une nouvelle structure basée sur d’autres principes et d’autres fondations. Premièrement, ce nouveau cadre doit reposer sur une coopération entre plusieurs acteurs sans être résumé seulement à la domination d’une partie seule, comme cela a été le cas avec les États-Unis ou l’OTAN. À cet égard, le début des consultations sur la sécurité eurasiatique entre la Russie et la Chine, deux puissances majeures et membres du Conseil de sécurité de l’ONU, revêt une importance particulière.
Cela démontre que les tout premiers pas vers l’établissement d’un nouveau cadre de sécurité ont été faits sur la base du dialogue et de la responsabilité partagée et non pas de la domination d’une seule puissance. Ces pas ne se limitent pas, pourtant, à la relation bilatérale russo-chinoise, laissant de l’espace pour la participation d’autres États intéressés. Les principes de responsabilité partagée et de refus de la domination pourraient être parmi les fondamentaux d’une nouvelle organisation.
Un autre principe important qui s’impose est celui d’une sécurité multidimensionnelle. Elle ne doit donc pas se limiter à des questions militaires (même si celles-ci demeurent fondamentales), mais englober un éventail de questions plus large, dont les «menaces hybrides» que sont la guerre de l’information, la cybersécurité, l’ingérence dans les affaires intérieures et enfin la politisation de l’économie et des finances. La non-résolution de ces problèmes dans les relations russo-occidentales a constitué l’une des prémices de la crise actuelle. Les discussions sur une nouvelle structure de sécurité pourraient aborder d’emblée ce genre de problèmes. Le caractère non divisible de la sécurité qui n’a pas été réalisé dans le projet de sécurité euro-atlantique pourrait et devrait constituer le principe clé de la sécurité eurasiatique.
Une structure de sécurité destinée à la dissuasion
Le début des consultations entre Moscou et Pékin concernant l’établissement d’un nouveau cadre de sécurité ne veut pas forcément dire, bien sûr, qu’une autre alliance politico-militaire sera créée à l’image de l’OTAN. En revanche, il est probable que nous assisterons à un processus de développement prolongé, ainsi que d’amélioration des contours et des spécifications d’un nouveau cadre de sécurité. Au début, celui-ci pourrait représenter une plateforme de dialogue et de discussions entre les parties concernées sans se charger d’engagements institutionnels et organisationnels excessifs. L’interaction ultérieure pourrait être menée au cas par cas, c’est-à-dire en répondant à des inquiétudes spécifiques, notamment la sécurité digitale. Le potentiel des institutions et des organisations existantes, comme l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), pourrait également être utilisé à ces fins. L’expérience acquise pourrait enfin aboutir à la création d’institutions permanentes qui se focaliseraient sur un éventail de défis sécuritaires plus large.
Les fonctions de la nouvelle structure de sécurité seront une question importante. À l’origine, l’OTAN avait été conçue en tant qu’instrument de dissuasion de l’Union soviétique. De nos jours, elle a retrouvé un nouveau souffle, devant permettre de tenir en respect la Russie.
Tant la Russie que la Chine sont en situation de rivalité et de concurrence avec les États-Unis, mais dans le cas de la Russie, Moscou est entrée dans la phase ouverte de cet affrontement, tandis que pour la Chine, il ne se manifeste pas encore dans toute sa mesure. Quoi qu’il en soit, l’idée d’une opposition commune aux États-Unis trouve du soutien aussi bien à Moscou qu’à Pékin.
Parallèlement, la construction d’une structure de sécurité consistant uniquement à combattre Washington limite le potentiel caractère inclusif de ce projet. Un certain nombre d’États eurasiatiques font le pari d’une politique à vecteurs multiples. Il est donc peu probable qu’ils souhaitent faire partie d’une structure qui a pour but de rivaliser avec les États-Unis. D’un autre côté, une inclusivité excessive pourrait diluer l’agenda sécuritaire, en le réduisant à un sujet général qui n’exige pas d’actions spécifiques et d’actions coordonnées. Il reste encore beaucoup de questions quant aux paramètres de ce cadre de sécurité eurasiatique. Elles devraient être résolues aussi bien par les canaux diplomatiques qu’au niveau du dialogue entre experts internationaux des pays concernés.