Le modèle conçu par les hommes de la IIIème République était une machine à assimiler, destinée à transformer les paysans français en citoyens. Si cette mécanique ne fonctionne plus, c’est parce qu’elle a été démantelée par les élites qui avaient la charge de l’entretenir.
Causeur. Votre livre s’intitule On a cassé la République. Encore un de ces ouvrages déclinistes ?
Pierre Vermeren. Non. La République est en crise actuellement et j’essaie de comprendre pourquoi. En intégrant des facteurs culturels, religieux, politiques et sociaux, je cherche dans l’histoire des réponses à des questions fondamentales. Quelles étaient les grandes forces qui ont porté la République à ses débuts ? Comment la République a-t-elle réussi à convaincre les ouvriers et les paysans qui lui étaient hostiles ? Pourquoi les descendants des ouvriers et des paysans ont-ils aujourd’hui perdu confiance en nos élites ?
Le fait qu’on commémore très souvent 1789 et pas 1870 est révélateur de la méconnaissance générale du passé républicain
Pour comprendre le républicanisme français, vous remontez à 1870 et aux débuts de la IIIe République, plutôt qu’à la Révolution. Pourquoi ?
Le fait qu’on commémore très souvent 1789 et pas 1870 est révélateur de la méconnaissance générale du passé républicain. Le vrai début du républicanisme, c’est la proclamation du 4 septembre 1870, suivi des amendements Wallon de 1875, puis de l’arrivée au pouvoir des républicains en 1879. J’ai voulu montrer que la République n’est pas du tout le régime qu’on croit, parce qu’on ne voit que ce qu’elle est devenue aujourd’hui : un régime des droits de l’homme, socialisé voire socialiste, faible. En réalité, la IIIe République était libérale, autoritaire, revancharde, patriote et même nationaliste. C’était un régime exigeant du point de vue de l’éducation, qui a favorisé l’ascension sociale par la méritocratie d’un petit nombre. Aujourd’hui, on a un État très peu exigeant et trop généreux, qui donne des diplômes et des allocations à tous. Bref, tout sauf exigeant.
Cette méconnaissance de l’histoire a-t-elle contribué à la crise actuelle ?
Tout à fait. La IIIe République a été un professeur d’histoire. Les républicains constituaient une minorité d’élites intellectuelles qui avait un vrai plan de bataille très efficace sur l’armée, la revanche, l’école, l’idéologie. C’était très cohérent et ils ont réussi. Ce projet a traversé l’histoire du xxe siècle – les deux guerres mondiales et la décolonisation – jusqu’à de Gaulle qui relance le projet républicain en lui donnant une nouvelle autorité. Les années 1960 sont une grande période de réussite et de prospérité du régime républicain. Pourtant, la génération qui naît pendant les années 1940-1950 va arrêter cette longue histoire, elle va casser la transmission. L’Église ne transmet plus, les familles ne transmettent plus, et les institutions non plus, à commencer par l’école où on malmène notre histoire. J’ai participé il y a deux ans à une commission de réforme de l’enseignement de l’histoire au lycée. Les programmes sont dominés par la repentance, donnant une grande place aux génocides et tragédies. Rien à voir avec cette histoire glorieuse, joyeuse, cette histoire de réussite qu’a voulue la IIIe République. On ne peut pas enseigner l’histoire uniquement à travers l’introspection douloureuse. Et puis avec la mondialisation, de nombreux pédagogues répugnent à enseigner l’histoire de France, préférant lui substituer une histoire mondiale.
La génération du baby-boom est responsable d’une grande rupture
Comment expliquer cette cassure de la transmission qui est, selon vous, la cause du délitement républicain ?
La génération du baby-boom est responsable d’une grande rupture. La République allait contre l’Église tout en transmettant la morale de l’Église. La Révolution s’est faite contre la monarchie tout en en consolidant l’efficacité de l’État. Il y a toujours eu une continuité morale, politique et intellectuelle. Mais les dirigeants qui sont devenus adultes dans les années 1960 cassent la transmission. Pour eux, le monde de leurs prédécesseurs – patriotique, centralisateur, jacobin et méritocratique – a conduit à la colonisation, aux deux guerres mondiales, à Hitler, à la Shoah, aux guerres d’Indochine et d’Algérie. Donc ils abandonnent le monde ancien pour en faire un nouveau. C’est une grande tentation de l’histoire de France de créer l’homme nouveau. Cet homme nouveau devant répudier l’ancien, on va répudier la méritocratie, la culture classique, le nationalisme et le patriotisme, l’industrie, l’agriculture. L’Église cesse de transmettre la foi, l’École cesse de transmettre la connaissance. C’est tout un système de déconstruction volontaire et involontaire. Cette rupture générationnelle massive a été masquée par le fait que Mitterrand et Chirac appartenaient au monde d’avant. Mais avec Macron, un enfant de soixante-huitards, nous sommes bien dans le nouveau monde. Le modèle, désormais, c’est l’argent, la consommation, la liberté sexuelle, toutes les libertés…
Détruire tout un monde n’est pas facile. Comment ces nouvelles élites s’y sont-elles prises ?
Les anciennes élites républicaines se sont inspirées du modèle monarchiste en développant une culture élitiste, à travers la littérature, le théâtre, la danse… Ce faisant, elles ont dévalué, méprisé la culture populaire. Elles ont créé un système scolaire intégrateur, permettant aux élèves les plus brillants des classes populaires de monter. C’était u