On n’empêchera pas l’Afghanistan de redevenir une base arrière du terrorisme international et un exportateur de migrants sans la coopération du Pakistan. Mais celle-ci est peu probable car, depuis 2001, Islamabad ne partage plus les mêmes intérêts que Washington dans la région. Des divergences que l’arrivée des talibans ne fera qu’accentuer.
« Lorsqu’on écrira l’histoire, il sera dit que l’ISI [le plus important service de renseignement pakistanais, ndlr] a vaincu l’Union soviétique en Afghanistan avec l’aide de l’Amérique. Puis que l’ISI, avec l’aide de l’Amérique, a vaincu l’Amérique. » Cette phrase a été prononcée en 2014 par le général Hamid Gul, ancien chef de l’ISI de 1987 à 1989. Elle signifie que l’ISI a utilisé l’aide fournie par les États-Unis dans le cadre de leur guerre contre le terrorisme, déclenchée après le 11 septembre 2001, pour soutenir et financer les talibans. Il est vrai que le général Gul, décédé en 2015, était au moment de l’entretien un personnage public un peu « has been ». Mais il résumait ainsi la principale raison – parmi une liste assez longue – de l’échec américain en Afghanistan : le double jeu pakistanais. Contrairement à ce qui est souvent tenu pour une règle, on peut battre une insurrection populaire et une guérilla sauf si les insurgés bénéficient de l’aide de votre principal allié dans la région et d’une base arrière chez lui. Alors ils sont effectivement imbattables. Le problème afghan (et taliban) est d’abord une question pakistanaise.
Depuis un demi-siècle, le Pakistan considère le contrôle de l’Afghanistan comme un intérêt vital
Le Pakistan est né en 1947 sans que ses pères fondateurs aient une idée claire de l’identité de la nation qui allait « habiter » la nouvelle entité géopolitique. Langue commune ? Appartenance ou origine ethniques ? Religion ? Haine des Indiens ? Ce sont finalement les deux dernières qui sont devenues les vecteurs de cristallisation nationale.
L’islam est sans-frontiériste, c’est sa force et sa faiblesse
Le résultat est que le Pakistan peut être grossièrement réduit à une institution – l’armée qui incarne l’hostilité à l’Inde – et à une idéologie – l’islamisme. Et c’est un général, Mohammed Zia ul Hak qui, à partir de son arrivée au pouvoir par un coup d’État en 1977, a mis fermement en place cette alliance du sabre et du croissant qui domine toujours le destin du pays. Il n’est donc pas étonnant qu’en sept décennies, cet État ne soit pas arrivé à enfanter une véritable nation. L’islamisme comme le nationalisme se sont avérés des dénominateurs identitaires communs faibles. L’armée pakistanaise a été battue par celle de l’Inde. Et l’exemple bangladeshi montre bien que l’islam ne suffit pas non plus à faire nation : le Pakistan de l’Est, province musulmane de l’Inde britannique, a pris son indépendance en tant que Bangladesh en 1971. L’islam – c’est sa force et sa faiblesse – est trop sans-frontiériste pour servir à lui seul d’identité nationale. De plus, il laisse trop de pouvoir aux religieux et aux illuminés charismatiques (des « mahdis » ou des « mullahs fous ») pour fonder un régime stable. L’obsession de sa compétition avec l’Inde explique largement les deux choix géostratégiques d’Islamabad. Le premier est la bombe nucléaire, dont le Pakistan s’est doté à la fin du xxe siècle (il détient aujourd’hui un arsenal de 165 ogives). Le deuxième est l’installation d’un gouvernement ami à Kaboul. Convaincu que l’Inde cherche à le diviser en instrumentalisant ses failles ethniques, le Pakistan a voulu que l’Afghanistan lui serve de « profondeur stratégique » et de tremplin pour des insurrections contre l’agresseur indien.
L’Afghanistan avait certes reconnu le Pakistan et établi des relations diplomatiques avec lui très tôt, mais il n’a admis la ligne Durand (tracée par les Britanniques) comme frontière entre les deux pays qu’en 1976 ! Pis encore, l’Afghanistan entretenait des relations amicales avec l’Inde, ce qui n’a pas arrangé son cas auprès des généraux pakistanais. Résultat : avant même l’occupation soviétique de l’Afghanistan en 1979, le Pakistan a autorisé les islamistes afghans à s’organiser sur son territoire. On peut donc affirmer que, dès le milieu des années 1970, avant la révolution iranienne et la radicalisation saoudienne qui s’en est ensuivie, Islamabad expérimentait l’islamisme djihadiste comme arme géopolitique.
En même temps, dans le contexte de la guerre froide, tandis que l’Inde prenait la direction des pays « non alignés », le Pakistan se rangeait dans le camp occidental, à la tête duquel les Américains se substituaient progressivement aux Britanniques. À partir de 1979, la résistance à l’occupation soviétique crée donc une convergence entre l’alliance américaine et le djihadisme, permettant à l’ISI d’avancer ses propres objectifs à l’ouest de la ligne Durand grâce à l’argent et à l’armement américains.
Une drôle d’alliance
Cependant, les deux alliés étaient loin d’avoir les mêmes intérêts en Afghanistan. Si les États-Unis ont, via le Pakistan, armé et financé les moudjahidines, c’était dans l’unique but de saigner l’URSS. L’avenir de l’Afghanistan après le départ des Soviétiques leur importait peu. En revanche, les Pakistanais ont vu dans le djihad antisoviétique une occasion de faire de l’Afghanistan un État-satellite. Ils ont donc favorisé les moudjahidines les plus fondamentalistes dans l’espoir qu’un futur gouvernement sous leur contrôle rejetterait l’influence de l’Inde, alliée des plus modérés qui allaient plus tard constituer l’alliance du Nord de Massoud.
Ces contradictions ont fini par envenimer les relations américano-pakistanaises. Même après le 11-Septembre, quand le Pakistan est devenu le centre logistique des forces américaines en Afghanistan, les militaires, inquiets de l’influence de l’Inde à Kaboul, ont soutenu les talibans. Il faut dire que pendant les premières années de l’opération américaine, ils ont pu compter sur l’erreur stratégique de Washington qui a ignoré les talibans pour se concentrer exclusivement sur la chasse d’Al-Qaïda. Puis la guerre en Irak a détourné l’attention et les moyens américains. Vers 2005-2006, la situation sur le terrain afghan a commencé à se dégrader.
En 2009, avec l’arrivée d’Obama à la Maison-Blanche, le Pentagone abat sa dernière carte : « The Surge », le déploiement en masse de troupes sur le sol afghan, accompagné de la mobilisation de moyens considérables. Dès 2011, il était clair que cela ne marchait pas. Au même moment, Ben Laden a été tué dans sa tanière à Abbottābād, au Pakistan, où il se cachait depuis des années avec la complicité de l’ISI… L’échec est alors patent et certains pays de l’OTAN commencent à retirer leurs forces. Mais il faudra encore quelques années pour que Trump décide et que Biden exécute le désengagement militaire.
Une solution durable, qui empêcherait l’Afghanistan de redevenir une base arrière pour le djihad mondial et un exportateur de migrants, drogues, armes et terrorisme, semble aujourd’hui impossible à atteindre sans la coopération du Pakistan. Or, celle-ci est peu probable compte tenu de l’instabilité inhérente à l’édifice politique pakistanais. Pour rappel, les talibans ont été « adoptés » par l’ISI en 1994. Le gouvernement d’Islamabad était alors dirigé par une certaine Benazir Bhutto…