Les violences qui ont sévi en Irlande du Nord au cours des 12 premiers jours d’avril sont-elles le signe d’un retour des « troubles » qui ont divisé ce pays pendant presque 30 ans? Est-ce que le Brexit est responsable de cette menace potentielle? Analyse.
Pendant une douzaine de jours, du 29 mars au 9 avril, l’Irlande du Nord a été la scène d’émeutes nocturnes sévissant dans plusieurs villes dont notamment Londonderry et la capitale, Belfast. Des bandes composées principalement de jeunes, dont certains n’avaient que 12 ou 13 ans, issus de la communauté unioniste (on dit aussi loyaliste), c’est-à-dire protestante, ont attaqué les forces de l’ordre. Armés de cocktails Molotov, de feux d’artifice et de projectiles lourds, les émeutiers ont pris pour cibles les postes, voitures et fourgons de police, ainsi que les policiers eux-mêmes dont presque 90 ont été blessés. Un Ephad a été attaqué et un bus incendié. Deux soirs de suite, les 7 et 8 avril, il y a eu des affrontements entre ces unionistes et des groupes de nationalistes (qui préféreraient que la province fasse partie intégrante de la République irlandaise) à travers une porte dans le mur qui sépare les deux communautés à Belfast-Ouest. Ce mur, dit « de la paix », est tout un emblème : dans certains quartiers, la paix fragile qui règne aujourd’hui est au prix d’une certaine séparation entre les deux communautés. La mort du prince Philip, survenant le 9 avril, a mis fin aux émeutes, les leaders protestants appelant à une trêve par respect pour le décédé. Ces violences marquent-elles le retour des « troubles » qui ont plongé l’Irlande du Nord dans le chaos, depuis la fin des années 60 jusqu’à la signature des accords de Belfast, dits « du Vendredi saint », en 1997 ? Sont-elles une conséquence inévitable du Brexit ?
Se méfier des explications monocausales
Les violences, très largement le fait de jeunes, offraient une dimension presque carnavalesque. Le confinement, et l’ennui qu’il fait peser sur la jeunesse, a joué un rôle dans leur déclenchement apparemment spontané. Les quartiers qu’habitent ces jeunes loyalistes sont parmi les plus défavorisés en Europe et le niveau d’éducation des garçons en question est extrêmement bas. Il se peut aussi qu’il y ait eu un degré d’organisation. Avec l’installation graduelle de la paix après 1997, certains des groupes historiques de paramilitaires, qu’ils soient unionistes ou nationalistes, se sont reconvertis dans le crime, surtout le trafic de drogue. Aujourd’hui, leurs caïds, afin de défendre ces petits empires criminels, font régner dans certains quartiers une terreur mafieuse qui a succédé à la terreur sectaire d’autrefois. Suite à des opérations policières récentes visant leurs activités criminelles, les chefs de gang ont sans doute encouragé les jeunes à s’en prendre aux forces de l’ordre pour se venger.
La parité à tout prix
A ces facteurs s’ajoutent néanmoins des éléments d’ordre politique. C’est le 30 mars que le Ministère public de l’Irlande du Nord a annoncé qu’il n’allait pas poursuivre 24 responsables du parti nationaliste, Sinn Féin, qui, transgressant les règles de distanciation sociale imposées par la pandémie, ont assisté, avec une foule de deux mille personnes, aux funérailles en juin dernier d’un ancien chef de l’IRA et politicien nationaliste, Bobby Storey. De leur côté, les unionistes n’ont pas pu assister aux enterrements de leurs morts et ont dû renoncer à leurs défilés traditionnels qui culminent normalement dans les célébrations du 12 juillet. Ce sentiment d’injustice, qu’il y a désormais un système de « deux poids, deux mesures », a servi à aggraver les violences. Car, en Irlande du Nord, tout dépend d’un équilibre délicat qui évite coûte que coûte de donner à un des deux camps l’impression que l’autre est favorisé d’une manière ou d’une autre. La paix qui s’est installée ces 20 dernières années n’est pas vraiment une réconciliation, mais plutôt une cessation d’hostilités prolongée. Personne ne s’est excusé, personne n’a exprimé de remords pour ce qui s’est passé pendant les troubles. L’IRA, sous sa forme « officielle » ou « politique », le Sinn Féin, est devenue aujourd’hui un parti respectable au Nord comme au Sud, participant à l’exécutif de l’Irlande du Nord et ayant des sièges au parlement de Dublin. Pour se faire respectable, le parti a réécrit son histoire qu’il présente aujourd’hui comme une lutte pour les droits civils, tandis qu’en réalité son projet avait visé à transformer, par la force des armes, toute l’Irlande en un seul paradis marxiste(1).
Les unionistes ne sont pas plus repentants. Leurs partis politiques, dont celui qui gouverne actuellement, le DUP, prennent des positions intransigeantes et deviennent de plus en plus impopulaires même auprès de l’électorat protestant. Pourtant, la paix et tout l’ensemble très complexe des accords et instruments juridiques sur lequel elle est fondée, dépend du consentement perpétuel et sans faille de tous les acteurs. Une expression-clé à l’époque des négociations des accords de Belfast dit tout : « la parité dans le respect » (« parity of esteem »). Dès que quelqu’un se sent lésé, tout est remis en cause.
Frontières: être ou ne pas être
Les négociations sur le Brexit ont ajouté une nouvelle couche de complexité à cette situation difficile. Pour simplifier, on peut dire que l’élément crucial ici est le Protocole sur l’Irlande du Nord qui fait partie de l’accord de retrait conclu entre le Royaume Uni et l’UE le 24 janvier 2020. Ce protocole, qui a remplacé le célèbre « backstop » de Theresa May, conspué par les Brexiteurs et les unionistes, protège la frontière entre l’Irlande du Nord et la République irlandaise en créant une frontière douanière dans la Mer d’Irlande entre la Grande Bretagne et l’Irlande du Nord. La question fondamentale en Irlande est toujours la suivante : comment « invisibiliser » une frontière ? Les accords de Belfast n’ont pas aboli celle qui sépare le « Nord » et le « Sud » mais a éliminé les contrôles, les postes et les douanes, de sorte que les personnes vivant de chaque côté puissent la traverser quotidiennement sans avoir l’impression de passer d’un pays à un autre. Pour protéger cette frontière, le Protocole permet à l’Irlande du Nord de rester dans le marché unique européen tout en faisant partie d’une union douanière (en plus de l’union politique déjà existante) avec la Grande Bretagne. Ainsi, toute forme de contrôle douanier entre les deux Irlandes est éloignée de la frontière elle-même. Le corollaire de cette approche est l’introduction de contrôles douaniers sur les marchandises, les animaux et les plantes passant de la Grande Bretagne en Irlande du Nord (mais pas dans l’autre sens). Le grand défi consiste donc à ne pas estomper la frontière nord-sud au coût de dessiner au trait épais une autre, est-ouest. Il ne faut pas que les nationalistes aient l’impression de vivre dans une seule Irlande si les unionistes n’ont pas l’impression de vivre au Royaume Uni. La visibilité de la frontière maritime dépend de deux choses : le contenu de l’accord commercial entre le Royaume Uni et l’UE conclu à la fin de l’année dernière et la manière précise dont les articles de cet accord sont mis en œuvre sur le terrain.
Or, au cours des premiers mois de cette année, la courbe d’apprentissage pour les exportateurs comme pour les officiers de la douane a été difficile. Les contrôles sont plutôt lourds sur les exportations phytosanitaires, et les médicaments et l’acier restent problématiques. La construction de nouveaux postes de contrôle dans les ports nord-irlandais a été interrompue. L’UE et le gouvernement de Boris Johnson sont actuellement engagés dans d’autres négociations, très serrées, pour résoudre ces difficultés et « adoucir » la frontière maritime. Ce n’est pas sans hics. Début mars, le Royaume Uni a décidé unilatéralement de prolonger le délai avant l’imposition stricte des nouvelles règles dans certains domaines. L’UE a riposté en entamant une procédure juridique pour mettre la pression. En même temps, une importante organisation unioniste, le Conseil des communautés loyalistes (Loyalist Communities Council) a annoncé qu’elle suspendait temporairement son adhésion à celui des deux accords de Belfast qui a été ratifié par la plupart des partis politiques d’Irlande du Nord (l’autre a été ratifié par Londres et Dublin). Cette mesure temporaire, destinée elle aussi à mettre la pression sur les négociateurs, a probablement contribué au mécontentement général des unionistes, bien que les jeunes émeutiers y soient largement indifférents. Tout dépend maintenant de Bruxelles et de Londres pour que ce conte de deux frontières ait quelque chose qui ressemble à un « happy ending », une fin heureuse.