Il ne faut pas trop compter sur nos gouvernants et les citoyens accros au smartphone pour se réveiller et appréhender la menace globale que les technologies de sociétés privées font peser sur nos vies privées, regrette Philippe Delmas.
Philippe Delmas est l’auteur de Un pouvoir implacable et doux (Fayard, 2019), conseiller en stratégie industrielle et ancien dirigeant d’Airbus.
Causeur. Forbidden Stories a révélé que les smartphones de centaines de journalistes et hommes politiques avaient été espionnés par le logiciel Pegasus. Cela vous surprend-il?
Philippe Delmas. Non, pas du tout ! Et je ne comprends pas pourquoi nos dirigeants font mine de s’en indigner. Même si c’est une belle performance technique, ce n’est pas fondamentalement différent de ce qui s’est fait jusqu’à présent. La seule chose qui soit réellement inédite, c’est de découvrir que des boites privées disposent de telles technologies. Ça, c’est assez bluffant, parce que c’est extrêmement compliqué à faire. Mais sur le fond, vous retrouvez cette sorte de coopération entre quelques grandes boîtes de technologie et les gouvernements qu’Edward Snowden avait très bien expliquée, et qui était déjà vraie il y a sept ou huit ans, y compris en Europe.
Dans Un pouvoir implacable et doux, vous vous étonniez d’ailleurs qu’il n’y ait pas eu d’indignation de l’opinion publique américaine suite aux révélations d’Edward Snowden sur l’espionnage de millions de personnes via internet ou les smartphones…
Ah je suis sidéré ! Et il y a vraiment un phénomène de génération. Dans les années 1970, il a suffi de deux malheureux micros situés au siège du parti d’en face pour faire démissionner un président des États-Unis [1] ! Alors qu’il y a huit ans, les révélations de Snowden n’ont mis personne dans la rue. Si vous parlez avec des Américains âgés de 20 à 25 ans, il y a une notion de l’intimité qui n’est plus la même, beaucoup estiment qu’au fond, ils n’ont rien à cacher et ils n’hésitent pas à se mettre en scène sur les réseaux sociaux. Ce qui est étonnant, c’est que ce sont les mêmes personnes qui vous disent qu’elles ne toléreraient pas qu’on ouvre une de leurs lettres, car elles considèrent qu’écrire une lettre manuscrite est la preuve d’une attention particulière envers son destinataire. Les nouveaux modes de communication permanents, transparents, interactifs de la technologie (à travers les réseaux sociaux, les téléphones, les écrans etc…) font que le rapport à autrui est très différent d’avec les moyens de communications traditionnels. Je pense qu’une partie de la réponse à votre question est dans le caractère continu et très fugace de l’information actuelle, qui fait qu’on considère qu’elle n’a que peu de valeur. Sur Instagram, les messages ne durent pas, sur Telegram, ils sont révocables – chacun peut effacer ce qu’il envoie à l’autre. Cette fugacité de l’information en diminue la valeur, puisque c’est un flux continu.
Si j’ai une certaine estime technique envers le logiciel Pegasus, je trouve que cette affaire n’a rien de surprenant.
Finalement, cette affaire d’espionnage serait-elle un aboutissement de la surveillance qui pèse désormais sur nos vies à travers le numérique ?
Non, ce n’est pas un aboutissement, c’est une nouvelle manifestation de deux phénomènes propres à la Tech. D’abord, l’information numérique est un tissu unique, continu, avec une mémoire infinie. Toute information numérique que vous produisez, quel que soit le moyen, le logiciel ou la machine, existe et demeure. Par exemple, un email ou un SMS que vous avez envoyé il y a dix ans existe encore quelque part, car le tissu numérique est absolument continu. Même s’il est gigantesque et que ça reste encore compliqué, c’est théoriquement possible de le récupérer. La deuxième chose, c’est qu’autrefois, seuls des services d’État très spécialisés pouvaient intercepter des courriers numériques. Aujourd’hui, même les plus grands États ne peuvent pas mener une action de surveillance efficace sans entreprises privées, non seulement parce que des entreprises développent des outils mais surtout, parce que ce sont des boîtes privées qui collectent les données. Les données que représentent par exemple les deux milliards et demi de clients de Facebook ou les deux milliards de clients de Google – qui gère les deux tiers du trafic de mails mondial – ou encore YouTube, qui représente quand même les deux tiers de ce qui est mis en ligne en vidéo !
Vous avez des acteurs privés qui ont développé ces outils numériques de manière magnifique, et on en bénéficie tous les jours, mais les données sont devenues indispensables aux États. Les services de sécurité en France, en Allemagne ou au Royaume-Uni ne fonctionneraient pas du tout aussi bien s’ils n’avaient pas accès aux informations de ces grands acteurs du privé. Pegasus est donc simplement un acteur parmi d’autres, qui a développé un outil de plus pour naviguer dans le système sans fin des échanges numériques. C’est un logiciel particulièrement malin qui rentre dans les téléphones sans avoir besoin de contact physique mais la nouveauté, ce n’est que celle-ci. Edward Snowden disait déjà que plus de la moitié des informations du rapport quotidien de la CIA au président des États-Unis sur l’état du monde et sur les risques immédiats venait des bases de données des grands acteurs de la Tech : Apple, Amazon, Microsoft, Facebook, Google etc.
Mais cela ne semble donc pas indigner grand monde…
Je pense que beaucoup de gens n’ont pas du tout conscience de cette récolte de leurs données personnelles. Fin 2018, il y a eu une enquête auprès de 15 000 personnes de 15 à 25 ans aux États-Unis à propos de Facebook. Les deux tiers des personnes alors interrogées ne savaient pas que Facebook utilisait leurs données personnelles pour leur proposer des publicités ciblées, ce qui est stupéfiant ! Par ailleurs, l’état d’esprit des gens, du moins jusqu’à une date récente, était que cela n’avait pas beaucoup d’importance. Il faut bien comprendre que vous ne percevez pas de la même façon une lettre manuscrite et les quantités d’informations que vous recevez par mail ou par la messagerie d’un réseau social, chacune de ces informations ayant généralement peu de contenu séparément. On considère donc généralement que ces messages n’ont pas beaucoup d’importance, alors que quand vous envoyiez – j’utilise volontairement l’imparfait – une lettre, c’était tout un travail de la rédiger, il y avait beaucoup d’informations à rassembler en un seul endroit, c’était un document précieux à forte valeur ajoutée. Ce n’est pas du tout le cas aujourd’hui quand vous échangez des messages sur Instagram par exemple. Vous avez le sentiment du lien – d’où la force du lien social que beaucoup de gens trouvent avec ces outils numériques – mais dans la mesure où chacune des informations que vous y envoyez n’a pas beaucoup d’importance, vous n’êtes pas forcément indigné par le fait que l’on vous pique votre Instagram ou votre Facebook.
L’affaire Pegasus pourrait-elle faire évoluer les mentalités?
Sincèrement je ne crois pas. C’est un logiciel encore très spécialisé, même si dans le futur ce type de logiciel pourrait devenir un énorme marché commercial. Si vous me permettez une boutade, imaginez qu’il soit utilisé par des conjoints paranoïaques pour s’assurer de la fidélité de leur conjoint. Mais aujourd’hui, c’est un outil ultra sophistiqué, compliqué à utiliser et qui n’est vendu qu’à des États ou qu’à des acteurs publics. Si quelque chose avait pu se passer, ça aurait été au moment des révélations d’Edward Snowden, qui ont montré que les Microsoft, Google et autre Apple de ce monde coopéraient sans problème avec le gouvernement des États-Unis pour lui donner accès à toutes leurs données dont ils vous juraient la confidentialité. Ça, ce sont des outils du quotidien, auxquels les gouvernements américains ou autres ont un accès ouvert. Et je suis encore sidéré que ça n’ait pas mis les gens dans la rue !
Serait-ce le fait du « pouvoir implacable et doux » qui est le titre de votre ouvrage?
J’ai repris cette expression à Tocqueville. Car au fond, le premier souci des citoyens, et ceci est vrai dans les pays en voie de développement, dans les pays émergents, dans les pays développés, ce n’est pas la démocratie, c’est l’efficacité. Si vous proposez aux citoyens de choisir entre l’efficacité et la démocratie, ils choisissent l’efficacité, une partie estimant même que la démocratie complique plutôt la vie aux gens qui veulent être efficaces. Vous n’avez d’exceptions là-dessus que dans les pays scandinaves où l’État fonctionne très bien, auquel cas ils restent très attachés au système démocratique. Les États démocratiques sont très conscients de la demande d’efficacité des citoyens, on a un président de la République qui a été largement élu sur ce discours-là. Mais en même temps, on a une très grande exigence des citoyens sur ce que l’État doit leur apporter. Nous sommes devenus des comptables très méticuleux de ce qu’elle nous apporte à nous, individuellement, selon notre perception. Nous croyons peu au collectif tout en attendant beaucoup de la collectivité.
Nous en arrivons donc à un système où les États gèrent une quantité de choses extraordinaire dans la vie de chaque citoyen, ce qui ne va que s’accroître, notamment par le développement des outils numériques avec toujours cette ambiguïté: cela est supposé faciliter formidablement l’efficacité de l’administration. Prenons l’exemple de Doctolib. Cette entreprise invente le rendez-vous en ligne. Arrive une crise sanitaire majeure et ce service devient absolument vital pour le pays. Par la même occasion, tous les citoyens se retrouvent intégrés dans un système numérique qui combine le traçage anti-Covid d’un côté et l’enregistrement des demandes de rendez-vous en ligne de l’autre. C’est un pouvoir très doux, car ça vous rend vraiment service et qu’on en a besoin. Mais c’est aussi un pouvoir vraiment implacable parce que ce système a une mémoire infinie, et parce que vous n’arrivez plus à vous en passer.
Est-on condamné à devoir s’habituer à ces dérives du numérique ?
Les outils ne sont jamais ce qu’on en fait. À l’époque de nos parents, tout le monde considérait que la voiture engendrait nécessairement des accidents et personne ne s’en indignait. On a fini par réaliser qu’on pouvait avoir beaucoup de voitures sans que cela induise nécessairement beaucoup de morts. On n’est jamais prisonnier d’une technologie mais on ne s’en libère que si on a vraiment compris ses bénéfices et ses risques. Or, c’est beaucoup plus long de comprendre les risques que les bénéfices. Le fait que deux tiers des jeunes Américains n’aient pas du tout conscience à la fin 2018 que Facebook utilisait leurs données pour faire de la publicité – alors que c’est le cœur de leur business – est sidérant ! Il y a donc un problème d’information. De ce point de vue, je pense que l’Europe a fait un gros travail de sensibilisation pour dire que les données numériques des gens sont des données privées. Il y a eu une vraie prise de conscience. Je pense d’ailleurs que ça illustre la richesse de la civilisation européenne, nous avons ce sens aigu du risque que l’on court à avoir des outils trop puissants, comme l’Histoire nous l’a appris. Mais désormais, il va falloir faire en sorte que l’on puisse bénéficier des services numériques sans qu’on vous fasse les poches en prenant votre carnet d’adresses, celui de vos amis ou vos messages échangés.
[1] Démission de Richard Nixon lors du scandale du Watergate en 1974