L’imperium, ou la chronique d’une mort annoncée

Si vous pensiez que les deux dernières décennies ont été violentes, chaotiques et destructrices, accrochez-vous : le pire est presque certainement à venir.

Je viens de lire un article remarquable dans le Seattle Times, remarquable par sa franchise nihiliste. Le titre de l’article de Ron Judd publié en août 2021 dans le Pacific NW Magazine du Times donne un bon aperçu du point de vue de l’auteur : «Le déclin de la civilisation américaine». Et le sous-titre : «La mauvaise télévision n’a jamais été aussi présente, et elle nous rend gros, paresseux, égoïstes et stupides».

Les nouvelles semblent parfois voyager lentement dans ces contrées, mais qu’à cela ne tienne. Si les observations de Judd étaient percutantes il y a trois ans, elles ont aujourd’hui la force gravitationnelle de Jupiter. La thèse de Judd est la suivante :

«Au vu de l’état actuel de dysfonctionnement national, de guerre culturelle et de psychose publique – plus d’informations à ce sujet après quelques messages publicitaires vous incitant à demander à votre médecin de vous prescrire un nouveau médicament miracle, le Byxfliptaz – il est indéniable que l’Américain lambda est doté aujourd’hui de toutes les facultés mentales d’une salade Jell-O laissée trop longtemps au soleil lors d’un pique-nique au mois d’août dans le parc Marymoor».

L’heure ne semble pas être à la mauvaise télévision ou aux cerveaux en déliquescence. En raison d’une succession rapide d’événements, dont aucun en apparence n’est lié à un autre, l’effondrement des sept décennies d’hégémonie de l’Amérique s’accélère de façon spectaculaire. Certains observateurs avisés pensent aujourd’hui que «l’ordre international fondé sur des règles», comme les cliques politiques appellent au rayonnement de la puissance américaine, est d’ores et déjà révolu. Je suppose qu’il faut choisir entre accepter cette réalité et regarder de la mauvaise télévision, et, d’accord, ce dernier choix s’avère tentant pour un nombre surprenant de personnes.

Réveillez-vous, ô dormeurs, et revenez d’entre les morts !

Sur le flanc oriental du monde atlantique, les dirigeants de l’empire ont perdu une guerre qu’ils étaient persuadés de gagner lorsqu’ils l’ont déclenchée avec le coup d’État organisé à Kiev il y a dix ans. La folle erreur de calcul de l’Occident en Ukraine fait de la Russie la gagnante, et il est bien difficile de surestimer les conséquences de ce coup porté à la puissance et au prestige des États-Unis.

En outre, les efforts déployés depuis des années par les cliques politiques pour isoler la Russie, paralyser son économie et détruire la valeur de sa monnaie ont manifestement échoué. Si l’on en juge par le taux de croissance du produit intérieur brut, l’économie russe surpasse largement celles de l’Amérique et de l’Europe. Les échanges commerciaux réalisés en roubles augmentent à un rythme effréné et la monnaie est stable. Moscou est aujourd’hui une force de premier plan alors que les pays non occidentaux, c’est-à-dire les pays du Sud, se rallient à un ordre multipolaire fondé sur des principes de souveraineté juridiquement contraignants, sur la charte des Nations unies, et d’autres textes et déclarations multilatéraux.

Certains lecteurs ne l’auront peut-être pas remarqué, mais les nouveaux dirigeants du Niger, qui ont pris le pouvoir à la suite d’un coup d’État contre le président pro-occidental du pays en juillet dernier, viennent d’envoyer un message à l’armée américaine, qui maintient depuis longtemps un avant-poste de 250 millions de dollars dans le nord-est du Niger, que le Pentagone considère comme essentiel aux activités de Washington destinées à projeter sa puissance à travers l’Afrique de l’Ouest et le Sahel. Voilà pour la «domination à spectre complet» dont rêvaient les néoconservateurs au tournant du siècle.

Gardant le pire pour la fin, le Conseil des droits de l’homme des Nations unies vient de recevoir un rapport de 25 pages et un résumé vidéo de 12 minutes de son rapporteur spécial, Francesca Albanese, intitulé «Anatomie d’un génocide». Vous pouvez consulter toutes les excuses embrouillées du New York Times au sujet de la crise de Gaza. Il n’en reste pas moins qu’aux yeux de la majorité mondiale, les États-Unis soutiennent un régime de despotes enragés qui extermine tout un peuple. Le prix que l’impérium devra payer pour cela dans les années à venir sera très élevé.

Éteignez vos téléviseurs et réfléchissez à ces développements. Si nous les prenons dans leur ensemble, comme il se doit, ils nous indiquent deux choses. Premièrement, un nouvel ordre mondial composé de multiples pôles de pouvoir, même si Washington s’efforce de le saper, est en train d’émerger un peu partout et prend de l’ampleur à l’heure où nous parlons. Deuxièmement, les cliques politiques de Washington, si stupidement incapables d’accepter les réalités du XXIe siècle, sont susceptibles d’agir avec un désespoir accru au fur et à mesure que la primauté des États-Unis cède enfin la place à un ordre mondial digne de ce nom. Si vous pensiez que les deux dernières décennies ont été violentes, chaotiques et destructrices, accrochez-vous : le pire est presque certainement à venir.
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Tant que le régime Biden continuera à dire que la guerre en Ukraine est «dans une impasse», et même si les médias corporatistes rabâchent fidèlement ces absurdités tels des pantins ventriloques, si le régime de Kiev perd chaque jour du terrain et qu’il n’y a pas le moindre espoir réaliste de le reconquérir, le mot que nous cherchons est «perdu». La question qu’il est temps de se poser est la suivante : que vont faire les États-Unis et leurs vassaux européens lorsque les faux-semblants n’en seront plus, et que la défaite, même si elle n’est jamais admise sur le papier, sera trop évidente pour être niée ?

Rien de bon. Étant donné qu’une paix négociée dans des conditions acceptables pour Moscou est hors de question et que l’objectif est de renverser la «Russie de Poutine», les États-Unis sont sans doute enclins à intensifier les opérations secrètes et les «guerres hybrides» au menu de Washington depuis des lustres. La situation risque de devenir vite très dangereuse. Avons-nous eu un avant-goût des problèmes à venir avec l’attaque choquante de la salle de concert et de la galerie marchande près de Moscou le 22 mars ? Voici ce que j’en pense.

La «communauté du renseignement» américaine s’est empressée de rendre publique une «évaluation»- un terme flou qui n’engage personne – selon laquelle l’attentat est l’œuvre d’un groupe d’islamistes militants, et que rien ne prouve que l’Ukraine a quelque chose à voir avec cet événement. Très vite, une ramification de l’État islamique, EI-Khorasan, a revendiqué l’attentat. Le président Poutine, qui s’était montré prudent dès le départ quant aux accusations, a fini par déclarer que les terroristes islamiques étaient effectivement coupables de la mort de 137 Russes innocents et de l’incendie de «Crocus City Hall».

Identifier l’EI-K comme étant le responsable est une affaire compliquée, gardons cela à l’esprit. Après l’effondrement du régime client de Washington à Kaboul il y a trois ans, de nombreux éléments des forces de défense et de sécurité nationales afghanes, se retrouvant soudainement à la rue, ont rejoint l’EI-K pour se mettre à l’abri du désastre. Il s’agissait d’agents de renseignement et de contre-insurrection formés par la CIA, et ils auraient été très nombreux à rejoindre l’organisation. Des rapports ultérieurs, jamais authentifiés, ont suggéré que la CIA utilisait des hélicoptères banalisés pour approvisionner l’EI-K en armes et en matériel. Il y a un an, Foreign Policy le décrivait comme «le groupe terroriste sans doute le plus brutal d’Afghanistan».

Moscou, parfaitement au courant de ces connexions, conclut aujourd’hui que la CIA, ainsi que le MI6 britannique, étaient derrière l’attaque du Crocus City Hall, avec l’agence de renseignement de Kiev, le SBU, jouant un rôle de soutien sur le terrain. La semaine dernière, le chef des services de renseignement russes a déballé tout cela en exposant les conclusions de Moscou.

«Nous estimons que l’attentat a été préparé par les islamistes radicaux, mais, bien entendu, les services spéciaux occidentaux leur ont prêté main-forte», a déclaré Alexandre Bortnikov, le chef du FSB. «Et les services spéciaux ukrainiens y sont directement impliqués».

Trop de preuves circonstancielles viennent étayer cette thèse pour pouvoir la rejeter. Le «bilan» de la CIA attribuant la responsabilité à I’EI peut être considéré comme tout à fait juste, mais il ne représente que la moitié de l’histoire. Le jour même où Bortnikov a évoqué la situation, la Russie a expédié un missile hypersonique – le genre qui échappe aux systèmes de Défense aérienne standard – pour détruire le bâtiment abritant le siège du SBU à Kiev. C’est ce que j’entends par «les choses deviennent très dangereuses, et très vite».
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Il est difficile de prédire ce que va faire Washington maintenant que le Niger a déclaré que les 1000 soldats américains qui y sont stationnés sont «illégaux» et ordonné qu’ils quittent le pays. Il est plus facile de dire ce que les États-Unis ne feront pas, malheureusement. Ils n’ont rien montré de leur intention de retirer leurs troupes et de fermer leur base.

Un porte-parole du nouveau gouvernement de Niamey, détaillant la déclaration officielle du 17 mars, a affirmé que la présence américaine «viole toutes les règles constitutionnelles et démocratiques, qui exigent que le peuple souverain – notamment par l’intermédiaire de ses représentants élus – soit consulté sur toute installation d’une armée étrangère sur son territoire».

Cela peut paraître banal, mais il est extrêmement important que Niamey formule son ordre d’expulsion en ces termes. Lors d’une conférence de presse, le porte-parole du département d’État, Matthew Miller, a balayé du revers de la main la déclaration nigérienne, comme de vulgaires pellicules sur son revers de veste. Voyons comment le maître de l’ordre international fondé sur des règles va maintenant nous démontrer – comme il l’a fait dans le cas de l’Irak il y a quelques années – que les règles et l’ordre n’ont rien à voir avec le respect de la souveraineté d’autres nations ou avec les principes démocratiques que les États-Unis défendent haut et fort.

Il est peu probable que Niamey soit en mesure de forcer les États-Unis à partir, tout comme Bagdad n’a pas pu le faire lorsqu’il a ordonné le départ de toutes les troupes américaines restantes il y a quelques années. Croyez-vous que le reste du monde ne regarde que de la mauvaise télévision, et qu’il ne prêtera aucune attention au fait que les soldats américains se maintiennent dans le désert nigérien ? Si les États-Unis parviennent à défier les injonctions d’un autre pays hôte, ils perdront une nouvelle fois leur crédibilité, leur prestige et le respect auquel ils prétendent.

On entend ces jours-ci quelques commentateurs qui considèrent ces divers développements – la guerre perdue en Ukraine, l’échec de l’Occident à isoler la Russie, les hostilités croissantes contre les États-Unis en Afrique de l’Ouest, la montée inéluctable d’un nouvel ordre mondial – comme autant de signes révélateurs du déclin accéléré de l’impérium.

L’American Conservative a publié la semaine dernière un article intitulé «L’ordre fondé sur les règles est d’ores et déjà révolu». Dominick Sansone force son propos, qui se concentre sur la confrontation de l’Occident avec la Russie, mais pas tant que ça.

«Moscou s’est soustraite à l’ostracisme de l’Occident, modifiant ainsi l’équilibre des pouvoirs non seulement en Europe, mais aussi dans le monde entier», écrit-il. «L’ordre économique et politique fondé sur des règles a été irrémédiablement modifié».

Dans un autre article paru la semaine dernière, Moon of Alabama, un site web allemand à forte audience, affirme que la défaite en Ukraine annonce la fin de la «supériorité de la puissance militaire» en tant qu’«instrument de dissuasion» le plus efficace de l’Occident. L’Occident doit maintenant trouver «un nouvel outil qui lui permette de faire valoir ses intérêts face à d’autres puissances».

Et puis, en ce qui concerne la crise de Gaza, cette conclusion troublante :

«Il a choisi de faire preuve de la plus grande sauvagerie».

La guerre contre Gaza, soutenue par l’Occident, est la preuve que l’Occident est prêt à transgresser toutes les limites. Que le monde occidental est prêt à rompre avec toute forme d’humanité. Qu’il est prêt à commettre un génocide. Qu’il fera tout pour empêcher les instances internationales d’intervenir à ce sujet.

Qu’il est prêt à éliminer tout ce qui lui résiste.

Pour moi, l’article de Moon of Alabama fait froid dans le dos, précisément dans la mesure où tout ce qu’il écrit est plausible. On nous invite maintenant à nous demander si l’Occident soutient les barbaries commises par les Israéliens à Gaza parce que la barbarie fait désormais partie de la politique. Comment rejeter un tel argument ?

«Les nations qui s’engagent en faveur de la multipolarité», conclut l’article, «doivent se préparer à ce qui risque de leur être infligé». Le réconfort que l’on peut trouver ici, aussi sombre soit-il, c’est que les pays non occidentaux savent parfaitement comment s’armer contre l’imperium et les anciennes puissances coloniales. Et les Russes leur ont montré ces dernières années que c’était possible.

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