Guerre contre le terrorisme : comment sortir de la spirale sans fin de la vengeance ?

Au cours des deux dernières décennies, de nombreux commandants du djihad mondial ont été éliminés lors d’opérations conduites par les États qui, depuis le 11 septembre 2001, déclarent être « en guerre contre la terreur » et affichent leur détermination à réduire à néant les groupes terroristes partout où ils se trouvent et opèrent.

Fin avril dernier, le chef présumé de l’État islamique (EI), Abou Hussein al-Qouraïchi, a été tué par les services de sécurité turcs dans le nord-ouest de la Syrie. Il avait succédé à Abou Hassan al-Qouraïchi, troisième « calife » du mouvement terroriste, abattu en novembre 2022 dans la province syrienne de Deraa lors de combats ayant impliqué l’Armée syrienne libre. Lui-même, au mois de février précédent, avait remplacé Abou Ibrahim al-Qouraïchi, tué deux ans et demi après avoir pris la tête de l’EI à la suite de l’élimination d’Abou Bakr al-Baghdadi par les forces spéciales américaines à l’automne 2019.

Et, bien sûr, chacun garde en tête l’élimination par un drone américain du chef d’Al-Qaida, Ayman al-Zawahiri, en juillet 2022, sur le territoire afghan, et celle, onze ans plus tôt, d’Oussama Ben Laden au Pakistan.

Chacune de ces opérations est l’occasion pour Washington et ses partenaires d’affirmer non seulement que la menace terroriste serait durablement freinée grâce à ces missions mais, plus encore, que justice aurait été rendue : ce sont, par exemple, les termes employés par Donald Trump après la disparition d’Al-Baghdadi, et par Joe Biden après celle d’Al-Zawahiri.

On peut dès lors s’interroger aujourd’hui sur une « justice » qui semble imprégnée de vengeance, d’un désir de châtier les crimes perpétrés – une vengeance qui n’est pas sans rappeler, toutes choses égales par ailleurs, celle promise par les djihadistes eux-mêmes. Ces opérations qui visent à assassiner les leaders terroristes sont-elles vraiment efficaces dans la lutte contre le terrorisme en général ou relèvent-elles d’autre chose ?

Réciprocité négative et impasse de la violence

Ce cercle vicieux de la violence procède d’un principe de « réciprocité négative » qui pose la question de l’issue de la longue guerre livrée aux terroristes. Celle-ci peut-elle être remportée ?

À chaque disparition d’un de ses chefs, l’EI a en effet systématiquement juré de le venger au nom d’une justice placée sous le sceau de la transcendance divine. Persuadés de pouvoir compter sur des légions d’adeptes à travers le monde, les émirs djihadistes n’ont jamais réagi à leurs défaites par l’abandon ou l’abnégation, et encore moins par le renoncement à la violence, mais au contraire par l’annonce de nouvelles représailles.

Souvenons-nous comment la traque sans relâche, puis la mort de Ben Laden avaient déjà inspiré un terrible désir de vengeance chez ses disciples, ou comment à la mort d’Al-Baghdadi l’EI avait enjoint à ses partisans de venger ses chefs au long cours. En avril 2022, un message diffusé sur l’application Telegram et intitulé « Incursion vengeresse pour les deux cheikhs » énonçait ainsi « qu’avec le soutien de Dieu, l’État islamique lançait une campagne bénie de vengeance ».

Ces pulsions vengeresses chez les djihadistes comme chez leurs ennemis pointent-elles vers l’impasse d’une guerre sans fin ? Le concept de réciprocité fait souvent référence à une coopération positive, mais il peut recouvrir une dimension nettement négative, orientée vers l’hostilité. D’ailleurs, dans certains cas, ce type de réciprocité négative se généralise au point de dominer l’ensemble des interactions et des relations entre parties adverses, avec pour conséquence directe une spirale interminable de vengeances mutuelles.

La vengeance comme « norme rétributive »

Dans cette optique, les représailles djihadistes peuvent être conçues comme une norme rétributive dont le dessein n’est autre que de provoquer à terme le renoncement chez leurs cibles. Lue à travers ce prisme, la volonté se veut en effet dissuasive : le djihadiste déstabilise le camp opposé en instillant la peur, provoquant certes une réponse elle-même violente dans un premier temps, obéissant à la vengeance, mais avec pour ultime intention d’obliger ses adversaires, progressivement épuisés, à abandonner toute action durable.

Il s’agissait déjà de la pensée véhiculée par la « Déclaration du Front islamique mondial pour le djihad contre les Juifs et les Croisés », signée par Ben Laden et ses associés en 1998 et invitant les musulmans à « tuer les Américains et leurs alliés » pour les inciter à « se retirer des terres d’islam, vaincus et incapables de nuire aux croyants ».

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Les différences qui existent entre systèmes culturels et valeurs morales n’enlèvent d’ailleurs rien aux traits universels de la réciprocité que l’on retrouve dans toutes les sociétés humaines et dont les manifestations oscillent en fonction notamment des modes d’administration de la justice. Cette réciprocité est par nature talionique, se référant au fameux proverbe « œil pour œil, dent pour dent ».

Les représailles revendiquées par les djihadistes sont assimilées par ces derniers à une justice vengeresse nécessaire pour réparer les crimes et les dommages supposément causés aux musulmans. Néanmoins, la riposte de leurs adversaires, au fur et à mesure de l’escalade de la violence, a elle aussi peu à peu abandonné toute considération morale ou juridique quant au bien-fondé et à la licéité d’un usage débridé de la force.

Les exécutions extrajudiciaires de djihadistes en sont une illustration édifiante ; elles échappent en large part au contrôle démocratique, de même qu’à la définition traditionnelle de la vengeance talionique – du mot latin talio (rétribution), provenant lui-même de talis (« choses qui sont égales en nature »). Le talion consiste en réalité à fixer des limites autant qualitatives que quantitatives à l’application d’une peine déterminée.

Dans un ordre d’idées similaire, la vengeance prescrit en théorie un équilibre pacifique entre opposants, axé autour d’une rétribution qui doit demeurer proportionnelle et en aucun cas conduire à une surenchère meurtrière et prolongée des affrontements.

Or de nombreux civils ont perdu la vie à l’occasion des opérations de contre-insurrection destinées à exterminer les djihadistes, tombant vite dans la catégorie des « dommages collatéraux ».

Une guerre contre la terreur sans fin ?

On touche ici à l’impasse, sinon au drame, qu’incarne depuis plus de vingt ans la guerre globale contre la terreur. Faut-il conclure, en effet, que le recours à la force des Américains et de leurs alliés n’a fait qu’exacerber le désir vengeur des djihadistes, leur attirer de nouveaux partisans et alimenter la violence qu’il était supposé contenir ? Les détracteurs les plus virulents de cette guerre ont toujours soutenu que, bien loin d’avoir endigué le terrorisme, elle l’a en quelque sorte intensifié en fabriquant une réciprocité négative qui paraît à présent insurmontable.

De plus, il est utile de souligner que les répliques punitives contre les djihadistes ne visent pas seulement à affaiblir leurs organisations, mais aussi à éteindre la propension à la vengeance d’opinions publiques d’abord laissées sans voix par les actions terroristes, puis vite assaillies d’un profond ressentiment.

Cette soif de vengeance a-t-elle depuis été apaisée ? Symptomatiquement, les opinions occidentales ne connaissent plus les noms des chefs de l’EI ou d’Al-Qaida, et les tuer ne semble pas prioritaire dans la hiérarchie de leurs préoccupations ; depuis Al-Baghdadi, trois émirs de l’EI ont été éliminés, sans pour autant faire la une de l’actualité. Peut-être, et même si les organisations terroristes sont loin d’avoir déposé les armes, faut-il voir dans cette lassitude apparente les prémices de la fin du cycle de la vengeance qui se trouve au cœur même de la guerre contre la terreur…

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