Israël ne peut être à la fois une puissance coloniale et une démocratie
L’historien israélien Ilan Pappé présente «l’unique démocratie du Moyen-Orient» comme une force colonisatrice intrinsèquement antidémocratique en raison de l’assujettissement nécessaire des Palestiniens.
Le statut d’Israël en tant que véritable démocratie est souvent considéré comme une vérité évidente, mais un regard plus critique sur l’histoire et la réalité du sionisme remet cela en question. Après tout, comment une démocratie peut-elle exister dans un pays défini constitutionnellement comme un État ethnique qui ne peut exister que par la suppression et l’élimination progressive des autres?
L’historien israélien Ilan Pappé s’entretient avec Chris Hedges sur Israël en tant que projet intrinsèquement colonial et donc anti-démocratique.
Chris Hedges : L’érudit Yeshayahu Leibowitz, que Isaiah Berlin appelait la conscience d’Israël, avait prévenu que «si Israël ne séparait pas l’Église et l’État, il donnerait naissance à un rabbinat corrompu qui transformerait le judaïsme en un culte fasciste». Le nationalisme religieux est à la religion ce que le national-socialisme était au socialisme», a averti Leibowitz, décédé en 1994. Il avait compris que la vénération aveugle de l’armée, en particulier après la guerre de 1967, au cours de laquelle la Cisjordanie et Jérusalem-Est ont été conquises, était dangereuse et conduirait à la destruction finale de la démocratie. «Notre situation se détériorera jusqu’à devenir celle d’un second Vietnam, d’une guerre et d’une escalade constante sans perspective de résolution finale», écrivait-il.
Il prévoyait que «les Arabes seraient les travailleurs et les juifs les administrateurs, les inspecteurs, les fonctionnaires et la police, principalement la police secrète. Un État gouvernant une population hostile de 1,5 à 2 millions d’étrangers deviendrait nécessairement un État policier secret. Avec tout ce que cela implique pour l’éducation, la liberté d’expression et les institutions démocratiques. La corruption caractéristique de tout régime colonial prévaudrait également dans l’État d’Israël. L’administration devrait, d’une part, réprimer l’insurrection arabe et, d’autre part vérifier les liens arabes. Il y a également de bonnes raisons de craindre que les forces de défense israéliennes, qui ont été jusqu’à présent une armée populaire, soient transformées en une armée d’occupation et que leurs commandants, devenus des gouverneurs militaires, ressemblent à leurs collègues d’autres nations.»
Il a mis en garde contre la montée d’un racisme virulent qui consumerait la société israélienne. Il savait qu’une occupation prolongée des Palestiniens engendrerait des camps de concentration pour les occupés et que, selon ses termes, «Israël ne mériterait pas d’exister et qu’il ne vaudrait pas la peine de le préserver».
La décision d’anéantir Gaza est depuis longtemps le rêve des fanatiques israéliens, héritiers du mouvement fasciste dirigé par l’extrémiste Meir Kahane, interdit de candidature et dont le parti Kach a été mis hors la loi en 1994 et déclaré organisation terroriste par Israël et les États-Unis. Ces extrémistes juifs, qui forment aujourd’hui la coalition gouvernementale, orchestrent le génocide à Gaza, où des centaines de Palestiniens sont tués ou blessés chaque jour. Ils défendent l’iconographie et le langage de leur fascisme local. L’identité juive et le nationalisme juif sont les versions sionistes du sang et du sol. La suprématie juive est sanctifiée par Dieu, tout comme le massacre des Palestiniens, qui sont comparés aux Amalécites bibliques massacrés par les Israélites. Les ennemis, généralement musulmans, voués à l’extinction, sont des sous-hommes qui incarnent le mal. La violence et la menace de violence sont les seules formes de communication que comprennent ceux qui ne font pas partie du cercle magique du nationalisme juif. Des millions de musulmans et de chrétiens, y compris ceux qui ont la citoyenneté israélienne, doivent être purgés.
Ilan Pappé, professeur d’histoire à l’Université d’Exeter en Grande-Bretagne, qui a décrit ce qu’Israël fait aux Palestiniens comme un génocide progressif [incremental genocide], me rejoint pour discuter des conséquences de l’occupation de la Palestine sur la société israélienne et de ce que les résultats de la campagne meurtrière actuelle à Gaza et en Cisjordanie laissent présager pour l’avenir d’Israël.
Il a écrit de nombreux ouvrages, dont «The Biggest Prison on Earth: A History of the Occupied Territories» et «The Ethnic Cleansing of Palestine», que son éditeur français a cessé de publier malgré une augmentation des ventes depuis les attentats du 7 octobre. Cela fait partie de la campagne concertée menée par les sionistes et leurs partisans pour discréditer et censurer les récits critiques à l’égard d’Israël.
Depuis les années 1920 – Une terre sans peuple ou un peuple sans droits
Chris Hedges : J’aimerais commencer par examiner l’après-Israël, le projet sioniste qui commence dans les années 1920, et voir si le projet lui-même, avant même la création de l’État d’Israël, a porté en lui les germes de sa propre destruction.
Ilan Pappé : Oui, je pense que c’est le cas. Vous avez raison d’évoquer les années 1920 car, bien sûr, le mouvement sioniste existait auparavant, mais je pense que c’est au milieu des années 1920 qu’il a commencé à acheter des terres et à expulser les personnes qui vivaient sur ces terres. Cela s’est produit vers 1926. Il est devenu un projet colonial de colonisation et non plus seulement un projet visant à sauver les juifs de l’antisémitisme ou une redéfinition culturelle nationale du judaïsme en tant que nationalisme et non plus en tant que religion.
Dès que cela s’est produit, il est apparu clairement que le projet allait s’imposer par la force à une population indigène. Il ne s’agissait donc pas seulement de l’imposition coloniale classique de colons venus de l’étranger s’imposant à une population autochtone. Il s’agissait aussi de créer l’idée qu’ils pouvaient produire ou établir un État européen dans le monde arabe, un peu comme les suprémacistes blancs en Afrique du Sud. Il y a deux faits: d’une part, vous essayez de mettre en œuvre un projet de déplacement et de remplacement d’une population indigène et, d’autre part, vous essayez de créer une entité politique culturelle qui aliénerait la région à laquelle elle appartient et qui serait ensuite vendue. Je pense qu’elle a été vendue dans les années 1920. Nous pouvons en voir les effets de nos jours, sans aucun doute.
Chris Hedges : Et pourtant, il y a toujours eu une tension au sein du projet sioniste. J’ai – vous l’avez peut-être connu aussi – j’ai connu Abba Eban et Teddy Kollek. Lorsque j’étais en Israël, le parti Kach de Meir Kahane a été interdit. Les gens qui entourent aujourd’hui Netanyahou sont bien sûr les héritiers du parti Kach. Plus tard, ce rabbin de droite a été assassiné [en 1990]. Je voudrais que vous parliez de cette tension, parce qu’elle existait. Teddy Kollek était maire de Jérusalem lorsque j’y étais. Il construisait des systèmes d’égouts pour Jérusalem. C’était une approche différente de la colonisation, ou peut-être ai-je tort?
Ilan Pappé : C’était une approche différente, mais cela restait de la colonisation. Si je l’exprime de manière un peu plus abrupt, je dirais qu’il y avait certainement un courant idéologique au sein du sionisme qui pensait que l’on pouvait être un colonisateur progressiste ou un colonisateur éclairé. Et pourtant, du point de vue du peuple colonisé, même si l’on apportait des avantages en termes économiques, en termes d’infrastructures, la colonisation était toujours là. Et la colonisation s’est traduite non seulement par la fourniture ou non d’égouts à Jérusalem, mais aussi par le fait que Teddy Kollek, en tant que maire de Jérusalem, a supervisé le nettoyage ethnique d’un grand nombre de Palestiniens de Jérusalem-Est afin de faire de la place pour la construction de nouveaux quartiers juifs, que l’on devrait à juste titre appeler colonies ou implantations juives.
Ainsi, en fin de compte, la vision sioniste, même dans sa version la plus libérale, signifiait que les Palestiniens pouvaient, au mieux, être tolérés en tant qu’individus dans des espaces limités à l’intérieur de la Palestine. Cela serait déterminé en fonction des notions israéliennes de sécurité nationale. Au pire, ils sont un obstacle qui doit être éliminé. Au fil du temps, la plupart des juifs israéliens se sont dit: «Pourquoi se contenter de limiter leur présence? Pourquoi ne pas s’en débarrasser complètement?»
Le clivage entre l’État d’Israël et l’État de Judée
Chris Hedges : Et pourtant, ces personnages représentaient une tendance laïque du sionisme. Je voudrais que vous parliez un peu de Yeshayahu Leibowitz, que vous connaissiez et que j’ai cité dans l’introduction. Il parle de cette tendance religieuse au sein du sionisme, où la terre elle-même devient sacrée, comme étant particulièrement dangereuse; je crois qu’il utilise même le mot «fasciste». Il y a ce clivage. Abba Eban [1er Représentant permanent d’Israël à l’ONU], par exemple, parlait mieux l’anglais que moi. Il avait fait des études à Oxford et était très urbain. Parlez-nous donc un peu de cette tension entre le sionisme séculier et le sionisme religieux. Bien sûr, le sionisme religieux ultra-orthodoxe a essentiellement triomphé.
Ilan Pappé : Oui, j’appelle cette tension, que vous soulignez à juste titre, la lutte entre l’État d’Israël et l’État de Judée. L’État de Judée se développe parmi les groupes religieux nationaux et devient particulièrement puissant après 1967. Les colonies en Cisjordanie, et avant cela, même dans la bande de Gaza, en sont en quelque sorte le siège, ou l’habitat si vous voulez. Elles deviennent une force avec laquelle il faut compter et elles combinent exactement ce dont Leibowitz parlait, et il l’a vu en train de se former. Avec le recul, et c’est tout à son honneur, je dirais qu’il l’a vu et qu’il l’a prédit. Aujourd’hui, le temps nous permet de constater qu’il avait tout à fait raison.
L’État de Judée, que l’on peut appeler l’État colonisateur, est une combinaison d’un sionisme messianique et d’une interprétation fondamentaliste du judaïsme. Il souhaite créer une théocratie dans laquelle les juifs laïques sont également l’ennemi, et pas seulement les Palestiniens. Et ils sont devenus plus forts. Alors qu’ils étaient marginaux et que nous pensions qu’ils n’avaient pas vraiment d’importance, ils sont aujourd’hui une puissance centrale en Israël. Et c’est contre eux que se dresse l’État d’Israël. C’est le type d’Israël d’avant 1967 qui voulait être une démocratie libérale, pluraliste et laïque. Mais ils ont perdu la lutte contre l’État de Judée.
Ce qui est si intéressant et frustrant dans cette lutte, c’est qu’elle ne concerne pas du tout les Palestiniens. Comme vous le savez probablement – et nous l’avons oublié à cause des événements dramatiques qui se sont produits après le 7 octobre – mais jusqu’au 7 octobre, nous avons assisté en Israël à une sorte de mini-guerre civile entre les deux États dont je parle. L’État d’Israël et l’État de Judée, alors que des centaines de milliers d’Israéliens laïques manifestaient chaque jour pour tenter de défendre le type d’Israël qu’ils souhaitaient.
Mais lorsque les citoyens palestiniens d’Israël leur demandent: «Pouvons-nous nous joindre à vous? Et pouvons-nous inclure le rejet de l’occupation dans notre lutte pour un meilleur Israël?», ils ont été écartés de ce mouvement de protestation parce que ce mouvement ne s’opposait pas à l’occupation, ni au semi-apartheid ou à l’apartheid total d’Israël. Il s’agit de décider quel type d’apartheid on veut avoir en Israël. Un apartheid libéral et démocratique pour les juifs ou un apartheid théocratique pour les juifs?
Mais malheureusement, le débat n’évolue pas autour de la question principale. La question la plus importante par laquelle nous avons commencé notre conversation est la suivante: peut-on s’imposer militairement et violemment à des millions de personnes contre leur volonté?
1948 – «Un nettoyage ethnique massif»
Chris Hedges : Je voudrais parler de l’année 1948, la guerre d’indépendance. Tous les projets coloniaux sont imposés par la force, comme ce fut le cas à l’époque aux États-Unis. La différence est que jusqu’en 1600, sur une période de 100 ans, 56 millions d’habitants indigènes d’Amérique du Nord, d’Amérique centrale et d’Amérique du Sud ont été anéantis par les maladies ou la violence, de sorte qu’en 1600, il ne restait plus qu’environ 10% de la population indigène d’origine. Cette extermination massive permet essentiellement à un projet de colonisation de survivre parce qu’il n’y a pas d’opposition physique. Ce n’est pas le cas en Israël.
Environ 5,5 millions de Palestiniens vivent sous occupation et 9 millions dans la diaspora. C’est un problème majeur pour les dirigeants israéliens depuis la création de l’État d’Israël. Comment vont-ils s’en sortir? La bombe à retardement démographique est bien réelle: les Arabes ont des familles plus nombreuses. Il y a une fuite énorme, une sorte d’exode des cerveaux d’Israël. Je pense qu’un million d’Israéliens vivent aux États-Unis. Mais regardons 1948 et la manière dont ils ont traité le problème. Puis nous irons jusqu’en 1967, date à laquelle Israël occupe ce qui reste de la Palestine, la Cisjordanie et Gaza.
Ilan Pappé : Oui, comme vous le dites à juste titre, les projets coloniaux des colons ont toujours ces deux dimensions: la géographie et la démographie, ou si vous revendiquez des zones peuplées, vous voulez le territoire sans la population. Et plus on prend de terres, plus on a de population indésirable. Les dirigeants sionistes ont donc exploité la fin du mandat. Ainsi, en 1948, les dirigeants sionistes ont profité de la fin du mandat et des circonstances qui se sont développées dans la région et dans le monde trois ans après l’Holocauste pour procéder à un nettoyage ethnique massif. Il restait encore la moitié des réfugiés palestiniens et l’autre moitié de la population palestinienne a été expulsée. La moitié des villages palestiniens, plus de 500, ont été détruits et la plupart des villes palestiniennes démolies.
Dans les frontières établies après 1948 – c’est-à-dire l’Israël d’aujourd’hui sans la Cisjordanie et la bande de Gaza – Israël n’a pas été en mesure de mener à bien l’épuration ethnique. Il y avait une minorité palestinienne relativement faible qui ne mettait pas en danger la majorité démographique des juifs. Il était donc possible d’avoir un État démographique, car on a toujours su que la démocratie et la démographie allaient de pair. Cependant, en raison de la paranoïa de David Ben-Gourion jusqu’en 1966, bien que les Palestiniens d’Israël aient eu le droit de voter et d’être élus, ils étaient soumis à un régime militaire très sévère.
Il n’est pas surprenant que Ben-Gourion, le grand architecte du nettoyage ethnique de 1948, ait essayé de faire pression sur le gouvernement d’Israël. Il s’était déjà retiré de la vie politique en 1963, mais après juin 1967, il a tenté de convaincre le gouvernement israélien de se retirer de la Cisjordanie, en lui disant à peu près: «J’ai réussi à me débarrasser d’environ un million de Palestiniens, et maintenant vous incorporez un nombre encore plus important de Palestiniens sous votre autorité.» Les dirigeants qui l’ont suivi – dont certains étaient de jeunes généraux pendant la guerre de 1948 et d’autres politiciens comme Levy Eshkol, et Abba Eban et Teddy Kollek que vous avez déjà mentionnés – ont décidé qu’il n’était pas nécessaire de procéder à un nettoyage ethnique massif afin de maintenir la démographie de manière à ne pas mettre en danger la démocratie juive.
Alors, qu’ont-ils fait? Ils ont décidé de maintenir des millions de personnes en Cisjordanie et dans la bande de Gaza sans le droit de participer au système politique israélien. Lorsque certains leur ont dit: «D’accord, c’est très bien, mais en échange, pouvez-vous donner aux Palestiniens le droit de décider de leur avenir dans un État palestinien en Cisjordanie et dans la bande de Gaza?», ils n’ont pas accepté cela non plus. Ils pensaient donc pouvoir contenir l’ambition nationale et la résistance palestiniennes dans le cadre de l’idée d’une Cisjordanie et d’une bande de Gaza qui serait notre enclave contrôlée par Israël, avec peut-être une certaine autonomie pour les Palestiniens à l’intérieur, et convaincre le monde que c’était la meilleure solution et même l’appeler une sorte de solution à deux États. Bien sûr, cela n’a rien à voir avec une solution à deux États.
Historiquement parlant, c’est toujours le même problème, comme vous le dites à juste titre, Chris, c’est d’avoir le territoire sans le peuple, mais à cause des circonstances et des choses qui ont changé, 1948 n’est pas 1967 et 1967 n’est pas 2023, et à cause de cela, les méthodes pour maintenir cet équilibre entre le territoire et la population changent. Mais la vision est toujours la même, l’objectif est toujours le même, et les échecs sont les mêmes.
L’expulsion massive n’a pas fonctionné. L’idée de garder des personnes sans droits de citoyenneté ne fonctionne pas, et même le fait de les mettre en état de siège, comme nous l’avons vu avant le 7 octobre, ne fonctionne pas. Quoi que les Israéliens aient en tête pour Gaza, je peux vous assurer, sans savoir comment cela se déroulera, que ce sera un énorme échec, qui aura malheureusement un coût humain incroyable, principalement pour les Palestiniens.
1967 – Le début d’un système d’apartheid
Chris Hedges : Leibowitz considère la guerre de 1967, au cours de laquelle Israël s’est emparé des terres restantes des Palestiniens, comme le point crucial. Il se définit lui-même comme sioniste. Il semble soutenir que les frontières d’avant 1967, connues sous le nom de Ligne verte, pourraient fonctionner. Mais pour lui, 1967 et le refus des dirigeants israéliens de renoncer à l’occupation ou de revenir aux frontières d’avant 1967 signifient à bien des égards la mort de la démocratie israélienne et de la société civile, argumente-t-il avec passion. Pouvez-vous expliquer cela?
Ilan Pappé : Tout d’abord, je dirais que les graines de cette fin ou de cette implosion de l’intérieur ont été semées bien plus tôt, dans les années 1920. Mais suivons cette thèse, même si je pense qu’elle était vouée à l’échec dès le départ. Mais il ne fait aucun doute que l’occupation de 1967 a accéléré ces processus en créant un système juridique, un système politique et un système culturel qui justifiaient une violation quotidienne des droits de l’homme et des droits civils des Palestiniens, du moins à l’intérieur d’Israël. Dans l’Israël d’avant 1967, on tentait constamment d’améliorer la situation des citoyens palestiniens en Israël. Comme nous l’avons dit, ils ont eu le droit de voter, d’être élus et, finalement, ils ont même été autorisés à créer leurs propres partis nationaux, etc.
Mais en même temps, la Cisjordanie et la bande de Gaza s’orientaient vers un avenir différent. Une construction longue et sans fin de deux méga prisons à ciel ouvert: une en Cisjordanie et une dans la bande de Gaza, entretenues par des centaines de milliers d’Israéliens. Ils devaient participer à l’entretien de cette méga-prison en assurant le maintien de l’ordre pour des millions de personnes chaque jour. Leibowitz a mis en garde Kollek et Abba sur un point avec lequel il n’était pas d’accord avec eux. A savoir, l’hypothèse que l’on pourrait séparer les deux. Qu’il y aura cet Israël démocratique, libéral, pluraliste, à l’intérieur des frontières d’avant 1967, et qu’il y aura quelque chose de moins admirable, de moins heureux, mais que l’on peut espérer gérer, au-delà de la ligne verte, au-delà des frontières d’Israël.
Et il a eu raison de mettre en garde contre le fait qu’on ne pourra pas l’endiguer, qu’il débordera sur Israël et qu’on n’aura pas deux entités à la fin de la journée, à savoir un Israël libéral et démocratique à côté d’une Palestine occupée.
Non, en fin de compte, on aura un système d’apartheid pouvant présenter des variétés dans la manière dont il contrôle la vie des Palestiniens, mais qui, par essence, comme l’ont compris récemment Human Rights Watch et Amnesty International, devra être gouverné par la ségrégation, la discrimination et l’oppression. Peu importe que l’on parle de Tel Aviv et de Haïfa, ou de Naplouse et de Gaza. C’est devenu un pays organique où les Palestiniens sont soumis à une variété de régimes juridiques et militaires qui violent les droits civils et humains fondamentaux.
Chris Hedges : Je voudrais juste dire que les Arabes israéliens, même si, avant 1967, des mesures ont été prises pour les incorporer, n’ont pas servi dans l’armée ou dans les unités de renseignement. C’est exact, n’est-ce pas?
Ilan Pappé : Oui.
La quadrature du cercle – valeurs universelles ou oppression
Chris Hedges : Pour Leibowitz, ce n’est pas seulement que l’occupation n’est pas durable, c’est aussi ce qu’elle fait, comment elle déforme la société israélienne. Je me demande si vous pouvez nous parler de ce qui s’est passé. Je suis particulièrement intéressé par les raisons pour lesquelles vous pensez que ces fanatiques sionistes, ces bigots et ces crypto-fascistes, ces gens qui entourent Netanyahou, ont pris de l’ascendant.
Ilan Pappé : Je pense qu’il y a deux crises à l’œuvre ici. La première est ce que l’on peut appeler la gauche sioniste. Cette tentative de quadrature du cercle qui consiste à se dire que l’on peut être à la fois un occupant et un socialiste ou un libéral. Cette tentative a échoué à bien des égards. Tout d’abord, les Palestiniens n’ont pas été impressionnés par cela. Ils ont compris, comme je l’ai dit un jour, que lorsqu’un sioniste pose une botte sur votre visage, peu importe qu’il tienne le livre de Marx ou la Bible, ce qui compte, c’est la botte. Je pense que c’est l’une des raisons pour lesquelles la gauche sioniste ne fonctionnait pas.
Deuxièmement, les électeurs israélo-juifs avaient le sentiment qu’il s’agissait d’une tromperie. Ils disaient: «Vous pensez comme nous, mais vous auriez aimé que les choses soient plus agréables. Vous auriez aimé que le monde n’en prenne pas pleinement conscience. Vous ne voulez pas perdre votre légitimité internationale. Ce n’est pas parce que vous avez une approche morale différente, mais vous avez une approche plus fonctionnelle.» Et cela n’a pas convaincu l’électorat juif.
La première crise a donc été ce que j’appelle l’incapacité à créer la quadrature du cercle, à prendre des valeurs universelles et à les faire coexister avec les valeurs du colonialisme et de l’oppression.
La seconde crise, non moins importante, est l’échec ou l’effondrement de l’idée que l’on peut redéfinir le judaïsme comme en nationalisme. On a tenté de créer une culture juive, une identité juive, qui soit laïque, et cela n’a pas fonctionné. Il y a eu quelques réussites. Il ne fait aucun doute qu’il existe une culture hébraïque. Je rêve en hébreu. L’hébreu est ma langue maternelle et je suis donc pleinement conscient du succès du sionisme dans la création d’une culture hébraïque. Mais la culture hébraïque ne remplace pas le judaïsme. Elle crée une culture autour de la langue, mais n’a pas le pouvoir d’une affiliation religieuse.
Ce qui s’est passé, c’est que si les juifs religieux avaient une idée claire de ce qu’est le judaïsme, les juifs israéliens n’ont jamais su ce que cela signifiait d’être un Juif israélien. Comme vous le savez probablement, sur nos cartes d’identité, notre nationalité n’est pas israélienne. Non, les Israéliens ont une identité nationale, celle d’être Israélien.
Sur ma carte d’identité, il est écrit que ma nationalité est juive et sur la carte d’identité de mon voisin qui est un Israélien palestinien, il est écrit que sa nationalité est musulmane, et non pas palestinienne ou chrétienne. Ils essaient d’imposer l’idée qu’ils peuvent jouer avec les identités religieuses et même l’imposer aux chrétiens et aux musulmans. Cela ne fonctionne pas. Et je pense que, où que ce soit dans le monde, la tentative de créer une identité étatique équivalente à une identité religieuse dans le monde moderne ne fonctionne pas.1
Cette crise a conduit de nombreux juifs israéliens à revenir au judaïsme en tant que religion, y compris les juifs arabes qui étaient de toute façon plus traditionnels. Ils se sont alors posé des questions similaires à celles qui se posent dans l’islam politique. Pouvons-nous transposer les écritures juives en documents politiques de notre temps? Pouvons-nous imposer les impératifs de la religion dans le domaine public, dans la politique de l’État, tant sur le plan intérieur que sur le plan extérieur? Pour les Israéliens laïques, c’est une chose avec laquelle ils ne peuvent coexister. Mais ils n’ont pas vraiment de bonne réponse. Que signifie donc être juif si ce n’est pas être un juif religieux? Qu’est-ce qu’un juif laïque? Qu’est-ce qu’un musulman laïque? Ou un chrétien laïque? C’est une crise qui peut exister dans d’autres endroits, mais pas comme dans cette cocotte-minute en Israël où ces questions deviennent vitales et existentielles.
Chris Hedges : Lorsque Thucydide a parlé de l’expansion de l’empire athénien, il a écrit que «la tyrannie qu’Athènes a imposée aux autres, elle se l’est finalement imposée à elle-même». Dans quelle mesure la tyrannie qu’Israël a imposée aux Palestiniens occupés s’impose-t-elle maintenant à elle-même?
Ilan Pappé : Nous avions des indications claires. Elles existaient déjà, mais je pense que le 7 octobre a été un prétexte pour que cette tyrannie soit dirigée contre des citoyens israéliens libres penseurs qui, par définition, sont aussis des juifs. Nous avons un cas clair en la personne du professeur d’histoire de Petah Tikva.
Il n’a fait que partager avec ses élèves des points de vue alternatifs à ceux qu’ils entendent dans les médias israéliens. Il a été arrêté pendant quelques jours avant d’être relâché. Toute tentative de la part de citoyens palestiniens d’Israël ou de citoyens israéliens antisionistes d’exprimer des doutes ou même de dire qu’il faut comprendre le contexte du 7 octobre est considérée par la police comme une incitation au terrorisme. Comme le savent tous les historiens, il est inévitable que cela ne se limite jamais à un groupe de personnes particulier. On finit donc par utiliser ce pouvoir contre son propre peuple. Ce qui compte, c’est la personne qui utilise le pouvoir.
Il existe en Israël des sociologues critiques très importants, dont je ne fais pas partie, mais ils ont suivi la manière dont les échelons supérieurs du service de sécurité israélien, les échelons supérieurs de l’armée, sont désormais peuplés par ce que j’appelle l’État de Judée, à savoir les colons. Les colons religieux nationaux occupent désormais une position très importante. L’exemple ultime est bien sûr le terroriste de l’État de Judée, Ben-Gvir, qui occupe le poste de ministre de la Sécurité intérieure.
Il y a donc aussi au sommet quelqu’un qui n’hésite pas à utiliser contre les Israéliens qui pensent librement, qu’ils soient juifs ou arabes, les mêmes moyens qu’il veut utiliser contre les Palestiniens. Même s’il est un peu la risée de ses propres subordonnés, il y a sous ses ordres des gens importants qui appartiennent en fait à la fonction publique et qui ne sont pas élus politiquement. Mais ils viennent de cette pépinière idéologique qui considère les gens comme moi comme aussi dangereux que n’importe quel Palestinien, et c’est quelque chose qui se propage maintenant en Israël.
7 octobre – conséquences directes
Chris Hedges : Parlons du 7 octobre, à la fois de ses effets au niveau micro et, en tant qu’historien, au niveau macro.
Ilan Pappé : L’impact au niveau micro est vraiment bizarre et j’essaie de le comprendre. Je commence à le comprendre. Commençons par la société israélo-juive. Il y a ce mélange presque impossible d’incrédulité totale dans la capacité de l’État juif à vous défendre ou même à vous fournir les services les plus fondamentaux. Il s’agit donc d’un effondrement total de la confiance en la capacité de l’État à subvenir à vos besoins. Ce n’est pas seulement parce que l’armée n’a pas réussi à vous défendre, mais aussi parce que l’État n’était plus là après le 7 octobre. Je ne sais pas dans quelle mesure les gens en sont conscients, mais l’État n’a plus fonctionné pendant environ deux mois, ni au niveau social, ni au niveau économique. C’est la société civile qui s’en est chargée. Le gouvernement n’a pas du tout aidé les personnes expulsées du nord ou du sud.
Il y a donc, d’une part, un effondrement de la confiance dans l’État. D’autre part, il y a un soutien total aux politiques génocidaires à Gaza. C’est une contradiction, mais on peut comprendre d’où elle vient. C’est l’un des micro effets qu’on retrouve: après le 7 octobre, la société israélo-juive en Israël est encore plus intransigeante, inflexible, théocratique et fanatique.
En ce qui concerne les Palestiniens, je pense que le mouvement national palestinien se poserait lui aussi de grandes questions, car c’est une lourde responsabilité que d’organiser une opération en sachant probablement à l’avance quelle serait la réaction israélienne.
J’ai participé à un séminaire en ligne avec des Libanais et nous en avons parlé, et je pense qu’il y a des similitudes. Les gens m’ont dit: «Mais le Hamas s’appuyait en quelque sorte sur l’héritage de l’année 2000, lorsque le Hezbollah avait courageusement réussi à repousser l’armée israélienne hors du Liban.» Voilà donc un exemple d’un groupe paramilitaire arabe qui a pu rivaliser avec la puissance de l’armée israélienne. Mais j’ai répondu: «Oui, mais il y a un autre héritage. Il s’agit de l’héritage de 2006, lorsque Hasan Nasrallah, le chef du Hezbollah, a déclaré: ‹Si j’avais su que la réaction israélienne à l’enlèvement de trois soldats serait la destruction de Beyrouth, je n’aurais pas ordonné cette opération.›»
Il a donc parlé de responsabilité: quand on poursuit une stratégie, on est aussi responsable de ses propres hommes. Il serait intéressant de voir comment les Palestiniens réagissent à la riposte israélienne, ce qui dépasse évidemment leurs possibilités. Je pense qu’ils ont été capables de mobiliser l’opinion publique pour montrer que la solidarité croissante avec les Palestiniens ne s’affaiblit pas, que l’on condamne ou non l’opération d’octobre.
Parlons maintenant du niveau macro. Le niveau macro est qu’Israël ne va pas vaincre le Hamas facilement et qu’il va rester bloqué. Afin de maintenir une certaine forme de succès, de victoire, ils devront rester là pendant des années en occupation directe. Cette situation pourrait facilement dégénérer en un soulèvement en Cisjordanie et une attaque du Hezbollah depuis le nord, et qui sait, même des courants sous-jacents dans le monde arabe qui modifieraient la tolérance arabe à l’égard d’Israël que nous avons observée jusqu’à présent. Cette situation peut dégénérer en une guerre régionale. Voilà le scénario noir.
Le scénario plus positif au niveau macro est que la société civile qui est maintenant très propalestinienne et qui soutient même le boycott et le désinvestissement d’Israël, pourrait réussir à convaincre certains gouvernements du Nord, et certainement du Sud, d’aller au-delà des actions de la société civile et d’imposer des sanctions et des pressions à Israël. Il se peut qu’une perception totalement nouvelle se développe quant à la nécessité de faire pression sur Israël pour qu’il renonce à ses politiques suprémacistes, à son oppression, etc.
Il est trop tôt pour juger lequel de ces deux processus se déroulera. Il se peut même qu’ils se déroulent conjointement, à savoir que plus la région deviendra violente, plus la communauté internationale sera disposée à modifier ses perceptions fondamentales de l’essence du problème et de la manière d’y remédier.
Le rôle de Washington
Chris Hedges : Mais Washington n’est-il pas la clé? Je veux dire qu’Israël, tout comme les États-Unis, est déjà confronté à cette question. Ce sont deux États parias, comme nous l’avons vu avec le vote à l’ONU. Tant qu’Israël bénéficie du soutien inconditionnel de Washington, il peut résister à toute forme de pression, n’est-ce pas?
Ilan Pappé : C’est une question très importante, car je pense que le Sud a aussi du pouvoir. Récemment, en septembre, j’ai enseigné dans une université chinoise, et il était très clair que la Chine, par exemple, est toujours réticente à s’impliquer dans la question de la Palestine. C’est parce que la politique étrangère chinoise, contrairement à la façon dont elle est dépeinte en Amérique, est intéressée par les gains économiques plus que par toute autre chose. La Palestine n’est certainement pas une mine d’or économique à l’heure actuelle. Je ne pense donc pas qu’ils s’y impliqueront beaucoup.
Mais je pense qu’il y a d’autres puissances sur la carte internationale qui pourraient défier l’hégémonie américaine sur la question de la Palestine, c’est un premier point. Deuxièmement, oui, l’Amérique reste un élément clé. Cependant, il se passe quelque chose dans la société civile américaine.
Les Israéliens et les pro-israéliens américains aiment appeler cela la montée d’un nouvel antisémitisme, ce qui est une analyse très superficielle du fait que la jeune génération d’Américains est d’une part beaucoup mieux informée que la génération précédente sur ce qui se passe en Palestine et d’autre part, elle est beaucoup plus engagée. Certains diraient qu’ils sont naïfs, mais ils sont plus engagés dans les dimensions morales des politiques étrangères et de sécurité. Cela inclut de larges pans de la jeune communauté juive américaine. Je ne suis donc pas sûr que cette vision déterministe de la politique américaine soit la bonne approche. Je pense qu’il y a aussi une chance que la politique américaine puisse changer.
Deux coalitions différentes
Mais je pense, Chris, que la chose la plus vraisemblable est de dire qu’il y a maintenant deux coalitions concernant la Palestine. L’une d’entre elles est ce que j’appelle l’Israël mondial. Il est composé de gouvernements occidentaux, de multinationales, d’industries militaires, d’industries de sécurité, de communautés de sionistes chrétiens et de juifs qui continuent à fournir à Israël une immunité pour presque tout ce qu’il fait, presque automatiquement, comme une sorte de foi.
Face à cela, il y a la Palestine mondiale. Elle est composée de sociétés civiles et de certains gouvernements du Sud qui ne sont pas seulement favorables aux Palestiniens, mais qui croient vraiment que la lutte pour la justice en Palestine est étroitement liée à leurs propres luttes contre l’injustice dans leurs propres sociétés. Il s’agit de la jeune génération mondiale.
Je pense que cette lutte va au-delà de la Palestine. Elle relie les questions écologiques, les questions de pauvreté, les questions de droits des minorités en Palestine entre autres, et par conséquent, je ne pense pas que l’équilibre des pouvoirs se résume aux États-Unis contre le reste du monde. Je pense qu’il existe des coalitions mondiales beaucoup plus complexes, qui ne concernent pas seulement la Palestine. Je vois la pertinence principalement dans le cas de la Palestine parce que je m’y intéresse. Mais je suis sûr qu’elles peuvent également être visibles dans d’autres lieux de discorde et où les conflits font toujours rage.
Regard sur Gaza
Chris Hedges : Pour terminer, examinons le situation de Gaza. Tout d’abord, je voudrais parler des intentions. L’ONU affirme que la moitié des habitants de Gaza sont aujourd’hui menacés de famine. J’étais à Sarajevo pendant la guerre, il y avait 300 à 400 obus par jour, quatre à cinq morts par jour, environ deux douzaines de blessés par jour. Ce n’est qu’une comparaison. Je ne veux pas minimiser ce qui s’est passé à Sarajevo; j’en fais encore des cauchemars. Mais ce n’est rien comparé à ce qui se passe à Gaza en termes de niveau de bombardement.
Quelle est l’intention? S’agit-il de créer une crise humanitaire d’une telle ampleur que la communauté internationale soit obligée d’intervenir et de devenir un partenaire de l’épuration ethnique? Qu’en pensez-vous? Vous connaissez mieux que moi l’état d’esprit des gens qui entourent Netanyahou.
Ilan Pappé : Eh bien, tout d’abord, je pense qu’au départ, il s’agissait plus d’une insistance sur la vengeance que d’une planification très minutieuse. Tout ne doit pas être attribué à une planification claire et systématique. Au fil des jours, il est apparu clairement à au moins un groupe de décideurs politiques qui pensaient que la guerre était un prétexte pour se débarrasser de Gaza, qu’il fallait une planification plus systématique. Ainsi, le résultat, en ce qui les concerne, est le dépeuplement de la bande de Gaza du plus grand nombre possible de Palestiniens, soit vers l’Egypte, soit vers d’autres parties du monde, car si la bande de Gaza n’est pas durable aujourd’hui, elle le sera encore moins à l’avenir. Je pense qu’il y a une composante parmi les décideurs politiques israéliens qui croient qu’ils ont le pouvoir de le faire.
Il y a des gens plus modérés, ou à mon avis plus pragmatiques, comme Benjamin Gantz, Gadi Eizenkot, c’est selon. Ils ont rejoint le gouvernement au dernier moment, en provenance de l’opposition. Je ne sais pas quelle sera leur influence le jour d’après. Mais s’ils sont encore influents le jour d’après, ils ont un certain objectif en tête, qui est d’annexer une partie de la bande de Gaza directement à Israël. Cela laisserait un tout petit morceau de terre avec un grand nombre d’habitants et l’espoir que quelqu’un d’autre gère les affaires intérieures de Gaza, qu’il s’agisse de l’Autorité nationale palestinienne ou d’une force multinationale.
Mais ils ne croient pas qu’il soit même possible de discuter de scénarios pour le jour d’après avant de réaliser ce qu’ils ont promis au public israélien, et c’est quelque chose qu’ils ne peuvent pas réaliser. C’est l’une des raisons du carnage auquel nous assistons, car ils veulent cette photo de victoire. Après une sorte de photo de triomphe qui montre que le Hamas n’est plus visible à Gaza, ou du moins qu’il n’est plus visible en tant que force militaire. Je ne pense pas qu’ils puissent y parvenir, mais ils y croient encore.
Jusqu’à ce que cela se produise, ils continuent sans relâche, [mettant ainsi encore plus en danger la vie des quelque 130 otages israéliens toujours détenus par le Hamas dans la bande de Gaza]. Ils affirment que les deux objectifs de ce qu’ils appellent la manœuvre terrestre sont de détruire le Hamas en tant que puissance militaire et de sauver les otages. La façon dont ils agissent montre clairement qu’ils ont renoncé aux otages. Mais ils pensent toujours qu’ils ont le pouvoir d’obtenir l’image qu’ils veulent, soit un Sinwar mort, soit un Sinwar expulsé, tel le scénario du Liban en 1982 avec Arafat partant pour Tunis avec le reste de la direction palestinienne. Ce sont les scénarios qu’ils ont et tous les moyens semblent justifiés à leurs yeux pour y parvenir.
Un avenir sombre pour Israël ?
Chris Hedges : Vous affirmez donc qu’ils n’y parviendront pas. Que se passera-t-il s’ils n’y parviennent pas?
Ilan Pappé : C’est ce que je voulais dire auparavant. Ce qui se passera, c’est qu’ils resteront coincés là-bas bien plus longtemps qu’ils ne le pensent, impliqués dans une guérilla bien plus longue qu’ils ne le pensent, risquant ainsi une escalade à tout moment qui pourrait faire intervenir d’autres facteurs et d’autres acteurs dans ce conflit, avec des conséquences désastreuses pour Israël lui-même.
Pouvez-vous imaginer, Chris, ce qui se serait passé si, le 7 octobre, le Hezbollah avait coordonné avec le Hamas une attaque similaire sur le Nord? N’oubliez pas que le principal problème militaire d’Israël était que la majeure partie de son armée se trouvait en Cisjordanie pour défendre les colons et les aider dans leur nettoyage ethnique. Il n’y avait donc pas assez de soldats dans le nord et pas assez de soldats à la frontière de Gaza pour empêcher une opération comme celle menée par le Hamas. Imaginez ce qui se serait passé si le Hezbollah s’était joint à l’opération. Comment Israël aurait-il pu s’en sortir? D’une manière ou d’une autre, cette leçon n’a pas été retenue par les responsables politiques israéliens.
Je pense donc qu’ils vont entraîner Israël dans un avenir très sombre, même pour les Israéliens eux-mêmes, en termes de pertes humaines, d’isolement international et de crise économique. S’appuyer en permanence sur le Congrès américain n’est pas le meilleur et le plus solide pilier au monde pour construire l’avenir d’une jeune génération et lui dire qu’elle vit dans le meilleur endroit où les juifs puissent se trouver dans le monde à l’heure actuelle. D’une certaine manière, ils creusent leur propre tombe, car ils ne veulent pas voir quel est le problème et quel est le prix à payer s’ils veulent vraiment construire un avenir différent.
source: The Chris Hedges Report: The Chris Hedges Report, The real news network