Le théâtre géostratégique américain, qui connut son apogée au moment de l’éclipse de la Russie post-soviétique, se heurte aujourd’hui à des acteurs récalcitrants.
La Chine, la Russie, l’Iran et un grand nombre de pays du Sud contestent frontalement la distribution des rôles par Washington, scénariste autoproclamé, qui attribue systématiquement les rôles de perdants à ses concurrents géopolitiques, tout en s’octroyant celui de «bon roi sauveur».
Les enjeux sont de taille. Si les acteurs mondiaux acceptent d’incarner les rôles qui leur sont assignés dans le nouveau scénario américain, l’oligarchie occidentale sous leadership américain présidera aux affaires du monde pendant les décennies à venir. Mais si les acteurs refusent de se conformer à ce scénario, alors ils entraveront l’émergence du monde rêvé par Washington. C’est manifestement cette seconde option qui a été retenue, ce qui explique les crises qui déchirent plusieurs régions du monde.
Le dernier scénario en date de Washington
Pour contraindre leurs adversaires géopolitiques à endosser les costumes confectionnés sur-mesure, les États-Unis recourent à une méthode éprouvée : l’intimidation. Celle-ci prend tantôt la forme d’ingérences politico-militaires et de mesures unilatérales coercitives, tantôt la forme de guerres psychologiques.
L’assaut atlantiste contre l’ordre alternatif à l’hégémonie américaine constitue la trame du récit. Comme dans toute œuvre tragique, une charge de fatalisme annonce dès le départ la conflagration à venir.
Le scénario conçu par Washington se déroule à un niveau à la fois horizontal et vertical. Horizontal, car les tensions, crises et affrontements qui impliquent Washington et ses adversaires géopolitiques coexistent sur la scène internationale (G7 vs BRICS, OTAN vs Russie, Israël vs Iran, États-Unis vs Chine). Vertical, car les États-Unis hiérarchisent leur assaut contre les forces anti-hégémoniques en pratiquant une stratégie de poupées russes : les figurines emboîtées sont démembrées une à une, dans l’espoir d’un affaiblissement progressif de la cible finale, la Chine.
Dans cette stratégie verticale de démembrement, la Russie, ainsi que l’Allemagne et le reste de l’UE, ont constitué le premier acte. En Asie de l’Ouest, l’Iran et ses alliés de l’Axe de la Résistance constituent, nous y assistons aujourd’hui même, le deuxième acte. Du reste, comme en atteste la présence militaire accrue des États-Unis dans l’espace indopacifique, les préparatifs vont bon train pour mettre en branle le troisième acte, et atteindre au flanc une Chine censée avoir été affaiblie en amont par le démembrement préalable de ses partenaires stratégiques.
Le deuxième Acte du scénario : démembrer l’Axe de la Résistance
Le deuxième acte est celui qui se joue en ce moment même sous nos yeux, en Asie de l’Ouest. Cet acte, Washington l’a conçu comme un grand spectacle de tauromachie, où l’Axe de la Résistance représente le taureau à abattre, et l’Iran, le poumon du taureau. L’objectif est d’affaiblir la bête, en ciblant tous les membres de son corps : Gaza, la Cisjordanie, Jérusalem Est, le Liban, l’Irak, la Syrie, le Yémen, l’Iran…, jusqu’à sa mise à mort. Plusieurs toreros participent à cet effort : Washington, Londres, Israël et l’Union européenne, mais tous agissent sous les ordres d’un torero en chef, le matador américain – qui se camoufle souvent derrière les flèches israéliennes.
Une scène en particulier se démarque à l’intérieur de ce deuxième acte : celle du «Judas technologique». Sans le savoir, le taureau porte en lui-même son propre poignard, dissimulé dans un bracelet au niveau de ses cornes, de ses sabots, de son flanc… C’est ce qui a donné lieu à l’épisode des pagers et des walkies-talkies, terrorisme d’État israélo-américain qui a poignardé le Liban dans le dos les 17 et 18 septembre 2024.
Cette scène du «Judas technologique», qu’interdit sans équivoque le droit international le plus élémentaire, avait été intégrée, secrètement et en amont, au deuxième acte du scénario américain. Votre compagnon technologique se met tout à coup à vous poignarder, à vous mutiler, dans les rues, les pharmacies, les magasins de la ville, de toutes les villes, et hors champ de bataille. À n’en pas douter, cette scène marque un précédent en matière de piétinement des droits de l’homme et du droit de la guerre -, mais aussi du droit à la guerre, seul moyen de résistance contre l’oppression.
Car faut-il le rappeler : le Hezbollah et ses alliés de l’Axe de la Résistance sont coupables, aux yeux de Washington et de son affidé israélien, de fournir une assistance à un peuple qui subit, depuis plus d’un an, un nettoyage ethnique doublé d’un génocide.
Les fonctions du «Judas technologique» dans le scénario américain
Dans le scénario israélo-américain, l’épisode du «Judas technologique» revêt plusieurs fonctions. Il vise tout d’abord à semer le doute quant à la capacité de l’Axe de la Résistance, notamment du Hezbollah, à continuer à soutenir les Palestiniens. Au vu des coups de plus en plus douloureux assénés aux forces israéliennes par le parti libanais et ses alliés régionaux, on peut d’ores et déjà affirmer que ce pari est perdu. L’opération terroriste des pagers contre des membres politiques et militaires du Hezbollah, et les assassinats de ses figures tutélaires, au premier rang desquelles Hassan Nasrallah, ont eu pour effet de décupler la détermination de la résistance libanaise et de ses alliés régionaux à se battre au côté des Palestiniens.
Le détournement de la technologie à des fins terroristes visait aussi à intimider Pékin, Moscou et leurs partenaires du Sud, en essayant de porter atteinte à la crédibilité sécuritaire des chaînes d’approvisionnement chinoises. En même temps, en adoptant un raisonnement par analogie – «nous l’avons fait, donc la Chine le fera aussi» -, les États-Unis utilisent cette opération terroriste pour justifier une intensification du découplage technologique américain de l’économie chinoise. Ici encore, le pari semble perdu, puisque les appels à se convertir à la technologie chinoise ont afflué à la manière d’un boomerang au lendemain de cette opération terroriste.
D’autre part, le fait que l’Iran ait finalement riposté aux moultes agressions israéliennes laisse supposer qu’il existe une étroite coordination stratégique entre Téhéran et Moscou. Alors que ces deux États clés de l’axe eurasiatique avaient temporisé la finalisation d’un accord de partenariat stratégique (pour apaiser Washington ?), il semblerait que l’évolution des tensions Téhéran-Washington et Moscou-OTAN, qui traduisent une hostilité croissante des États-Unis envers Téhéran et Moscou, ait accéléré la finalisation de ce partenariat, dont la signature est prévue lors du prochain sommet des BRICS à Kazan.
Il ne fait aucun doute que l’épisode des pagers visait aussi à mettre en garde les partenaires de Washington qui ne seraient pas suffisamment dociles aux desiderata de l’OTAN, du QUAD, du Pentagone ou du département d’État américain. Des pays tels que l’Inde, la Turquie, l’Algérie ou le Brésil peuvent avoir ressenti des pressions tacites pour se conformer à la stratégie américaine d’endiguement de la Chine et de boycott de la Russie et de l’Iran. Mais, au-delà même de ces puissances émergentes, l’objectif de Washington était de susciter l’épouvante à une échelle mondiale quant aux autres produits technologiques dont la fabrication dépend de Washington et de ses alliés. La fabrique du consentement par l’intimidation est un classique du genre américain.
En définitive, ce qu’il faut surtout retenir de cet épisode de la technologie kamikaze, c’est que pour maintenir leur domination sur le monde, les États-Unis et leurs pays satellites agissent désormais sans aucune ligne rouge – ni légale, ni diplomatique, ni humaine, ni éthique. C’est dire l’ampleur du danger qui guette notre monde.
Les défis contemporains doivent être confrontés collectivement
Cette impasse dans le règlement des crises mondiales est l’occasion de rappeler des fondamentaux : les règles de coexistence entre les grandes puissances ne sont pas consignées dans les communiqués belliqueux de l’OTAN, du Pentagone ou du département d’État américain, mais dans la Charte des Nations unies, qui constitue le seul contrat légitime censé régir les relations entre États.
Les derniers événements au Moyen-Orient ont révélé le penchant du bloc occidental pour un obscurantisme forcené, et le refus de ce bloc de traiter de manière civilisée avec le reste de l’humanité. Ces agissements marqueront sans nul doute les annales d’un Occident décadent, qui ne sait plus défendre ses intérêts qu’au travers de la tromperie, de la spoliation et des crimes de masse. Cela, grâce à des médias sans scrupule, dont le seul rôle est de forcer l’adhésion des foules en leur présentant comme blanc ce qui est indiscutablement noir. Il ne faut pas s’étonner, dans ces conditions, de ce qu’un Netanyahou puisse laisser libre cours à son sadisme, tandis qu’un Georges Ibrahim Abdallah enchaîne sa 41ème année d’incarcération, pour avoir osé un jour embrasser la cause palestinienne.
Ceci doit pousser la majorité mondiale, Chine et Russie en tête, à se dresser plus unie que jamais contre la domination impérialiste américaine – qui est non seulement illégitime, puisqu’elle est répudiée par les deux-tiers de la communauté internationale, mais qui met en danger la survie même de l’humanité. La contribution de l’Inde, de la Turquie, de l’Algérie et du Brésil sont indispensables.
Si les États-Unis et leurs alliés sont capables de commettre un génocide face caméra, de poser des bombes dans les téléphones, les radios, les panneaux solaires ou les scooters, à l’échelle de tout un pays, alors qu’est-ce qui empêche de penser qu’ils sont également capables de piéger des avions, des trains, des bateaux, des voitures, des ascenseurs ? Qu’est-ce qui empêche de penser qu’ils sont également capables de créer des pandémies, voire d’insérer du poison dans les vaccins de l’industrie pharmaceutique ? Qu’est-ce qui empêche de penser qu’ils sont également capables de détourner les fonctions de l’agriculture, de l’eau, de l’industrie alimentaire, si cela peut les aider à nuire à leurs adversaires et à asseoir par la force leur domination sur le monde ?
Pendu à l’échafaud israélien, le tout jeune Empire américain est en train de commettre un suicide sur la place publique, et peu nombreux sont ceux qui songeraient à le sauver : «Si les États-Unis continuent à avoir la capacité de construire un ordre mondial unipolaire, cet ordre mondial sera le pire que la société humaine ait jamais connu. Les gens doivent bien comprendre cela».