L’explosion survenue au port de Beyrouth le 4 août dernier n’est pas le fruit du hasard. On peut y voir la conséquence tragique de l’absence d’Etat libanais. Ce dernier n’est qu’un agrégat de confessions et de clans incapables de servir l’intérêt général. Unis par la colère, les Libanais peuvent-ils inventer un autre avenir?
Ça ne peut plus durer. Toutes confessions confondues, la société libanaise dénonce l’incurie d’une classe politique responsable de la catastrophe du 4 août, même si elle n’a pas allumé directement la mèche. Tous les maux politiques du Liban ont ainsi convergé en ce dramatique été 2020 : confessionnalisme (parfois nommé communautarisme dans le cas du Liban), népotisme, féodalisme, corruption et bureaucratie. L’explosion apocalyptique du port de Beyrouth a ravagé un pays exsangue et un État à terre. Toutefois l’union sacrée des colères ne suffit pas à créer l’union politique. On a plutôt le sentiment que le Liban est toujours une confédération de communautés religieuses dont chacune réclame sa part du gâteau sans se soucier de l’intérêt général. En un mot, qu’il n’existe pas de nation libanaise.
Chrétiens maronites, musulmans sunnites et musulmans chiites
Pour savoir si ce sentiment est fondé, il faut remonter dans le temps. À la fin du xvie siècle, l’émirat du Mont-Liban se constitue en région autonome au sein de l’Empire ottoman. Cette entité possède quelques traits distinctifs qui s’accentuent au fil des siècles : une importante majorité chrétienne, la prédominance des activités marchandes, une propension au commerce international, l’ouverture à la culture européenne et une tradition d’intervention des puissances du Vieux Continent dans ses affaires intérieures. Autant de tendances qui ont façonné le développement du Liban moderne, marqué par l’institutionnalisation politique des confessions, un système économique dominé par les services et des rapports difficiles avec ses voisins musulmans.
L’implosion du système bancaire a mis le Liban à genoux au début de l’été et les négociations d’un plan de sauvetage avec le FMI se sont heurtées aux résistances des bénéficiaires du système actuel. L’explosion dans le hangar numéro 12 du port de Beyrouth a porté le coup de grâce
Ainsi, si sur le plan ethnique le Liban est pratiquement homogène, à la veille de l’indépendance en 1943 sa population se scinde presque à égalité entre chrétiens et musulmans (notamment après l’ajout de certaines régions comme le Sud et la Bekaa, majoritairement musulmanes). La myriade de 18 communautés religieuses reconnues qui composent la population libanaise se répartit en trois communautés principales : les chrétiens maronites, les musulmans sunnites et les musulmans chiites.
La Suisse du Moyen-Orient
Jouissant de la suprématie politique sous le mandat français (1918-1943), les maronites (et plus généralement les chrétiens) ont dû partager une partie de leurs avantages avec les sunnites et les chiites une fois l’indépendance venue. L’article 95 de la constitution de 1943 stipulait que, pour une période temporaire indéterminée, les communautés religieuses devraient être équitablement représentées dans les emplois publics et les postes ministériels. Le principe de la représentation équitable n’a pas été défini. D’après le « Pacte national » non écrit conclu entre les dirigeants politiques à la veille de l’indépendance (et grâce à une intervention britannique visant en pleine Seconde Guerre mondiale à dépouiller une France affaiblie de ses bastions en Orient…), le président de la République est maronite, le président de la Chambre chiite et le chef du gouvernement sunnite. Les chrétiens bénéficiaient d’une majorité de six députés pour cinq députés musulmans et druzes au Parlement. Cette formule confessionnelle a été strictement appliquée à la répartition des postes ministériels et militaires entre les communautés ethnoconfessionnelles. La conformité à la diversité démographique (Druzes, Arméniens, Kurdes, Grecs orthodoxes…) passe avant le critère de compétence.
Selon cette formule de partage du pouvoir, les citoyens issus des différentes communautés religieuses, tout en assumant les mêmes obligations vis-à-vis de l’État, jouissent de droits politiques inégaux. Des normes différentes s’appliquent également au statut personnel (mariage, divorce et héritage), qui relève de la compétence des diverses institutions religieuses. Le maintien de l’équilibre confessionnel implique qu’aucun groupe politique ou religieux ne puisse exercer seul le pouvoir. À l’exception des années de guerre civile (1975-1990), ce système a contribué à favoriser les libertés civiles telles que la liberté d’expression, la pluralité des médias et les élections parlementaires. Il a aussi permis l’âge d’or des années 1960 quand le pays était appelé la « Suisse du Moyen-Orient ».
La guerre des Six-Jours (1967), moment charnière
Le problème est qu’en même temps, ce statu quo a fait émerger un État faible incapable de mener des réformes politiques et administratives. Les velléités de réformes de la politique sociale, lancées en 1958-1959 par le président Fouad Chehab pour améliorer les performances du secteur public et favoriser une plus grande égalité, se sont heurtées aux intérêts politico-religieux, qui redoutaient les réformes redistributives susceptibles de menacer leurs prébendes. En 1958, suite à la chute de la monarchie pro-occidentale en Irak et à la fusion de l’Égypte et de la Syrie au sein de la République arabe unie (RAU), un conflit civil d’ampleur limité a éclaté entre les factions pro et anti-occidentales du Liban avec comme enjeu d’empêcher la RAU d’annexer le pays.
Son règlement a permis à Fouad Chehab d’assumer la présidence en tant que candidat de compromis tout en révélant la vulnérabilité du Liban face aux événements extérieurs. Mais le moment charnière de l’histoire libanaise a été la guerre des Six-Jours (1967) et l’afflux de réfugiés palestiniens qui en a résulté. Ces événements ont créé un choc politique et économique que le Liban et ses multiples corps politiques confessionnels n’ont pas pu absorber pacifiquement et qui, combiné à ses divisions religieuses, a ouvert la voie au déclenchement de la guerre civile en 1975.
Musulmans renforcés
La guerre a été officiellement réglée par l’accord de Taëf en 1989, intégré dans la constitution libanaise en 1990. L’accord a conduit à une formule communautaire plus équilibrée de partage du pouvoir, comme le demandait la communauté musulmane depuis l’avant-guerre, notamment en enlevant au président (chrétien) une partie de son pouvoir et en renforçant le gouvernement et son chef. La parité islamo-chrétienne était désormais supposée prévaloir dans la représentation parlementaire, mais dans la réalité une succession de lois électorales (1992, 1996, 2000, 2005, 2009, 2018) a abouti à une situation où de facto les chrétiens ne peuvent pas obtenir plus de la moitié des élus du Parlement. En réalité, depuis Taëf, le Liban est contrôlé par les musulmans.