Une muette trop bavarde

Les tribunes des militaires publiées par Valeurs Actuelles, et le nombre de leurs signataires, révèlent l’état d’esprit d’une génération de jeunes gradés. Pour eux, qui ont été façonnés par la guerre contre l’islam conquérant au Sahel, l’intervention des armées dans nos banlieues n’est plus un tabou.

Florence Parly, le degré zéro de la politique

Le 14 mai, le blog « Place d’armes » a mis fin à son opération « Lettre ouverte ». Le bilan de cet appel au « retour de l’honneur de nos gouvernants » lancé début avril est inespéré pour ses instigateurs, des inconnus du bataillon médiatique. 27 000 signataires, dont 60 généraux en « deuxième section » ; ils ont quitté le service actif, mais demeurent à la disposition de l’institution. Par esprit de corps, évidemment, ils ont fait bloc avec la dizaine qui avait ouvert le feu et osé parapher es-qualité – une fois n’est pas coutume, c’est vrai – cette supplique un peu sommaire, maladroitement connotée, avant qu’elle devienne l’objet d’un débat national et que la ministre des Armées leur promette la géhenne.

Demain, Florence Parly va-t-elle punir tous ces « vieux soldats » dont on sait désormais, grâce à son erreur d’appréciation, que la démarche est soutenue par une majorité de Français ? Et que plus de 80 % d’entre eux partagent leurs préoccupations, selon le sondage LCI du 27 avril : « le délitement de la société », les « périls qui montent », « la violence qui s’accroît ». Autant de résultantes de « l’immigration »,de « l’islamisation » ou de la « doctrine de l’antiracisme », expliquent les auteurs. Si rien ne change, ils prédisent une « explosion » et « l’intervention » de l’armée.

Déniché par Sud Radio, puis par l’hebdomadaire Valeurs actuelles, le texte est rapidement récupéré par Marine Le Pen. La gauche s’engouffre aussitôt dans le piège tendu. Jean-Luc Mélenchon crie au complot tandis que Florence Parly invoque le fantasme du putsch pour promettre des sanctions à ces retraités de la Grande Muette. L’ancienne protégée de Lionel Jospin imaginait sans doute étouffer l’affaire. Elle aura réussi à rameuter les médias, les Français et, un comble, faire réagir les officiers d’active. Une seconde tribune présentée comme émanant de leurs rangs est dévoilée par Valeurs actuelles le 10 mai. Mi-mai, celle-ci avait été consultée par 2,4 millions de visiteurs uniques et signée par 287 000 Français, indiquait l’hebdomadaire.

Le rôle du chef militaire: maintenir la cohésion plutôt que de faire la chasse aux sorcières

Sa faiblesse est que les auteurs et les signataires sont cette fois anonymes. Une pure manip politique, persifle le gouvernement. Florence Parly fustige à nouveau « la rhétorique, le vocabulaire, le ton, les références de l’extrême droite ». Gérald Darmanin, son collègue de l’Intérieur s’en tient au dénigrement (il sait que les troupes votent majoritairement RN) : « Quand on est militaire, on ne fait pas ce genre de choses en cachette, à la petite semaine. » Ce transfuge de LR n’en est plus à une contradiction près : la séquence précédente vient de démontrer ce que vaut, pour la majorité, la liberté d’opinion et d’expression lorsqu’elle contredit ses éléments de langage. Entre-temps, le chef d’état-major des armées (CEMA) a enfourché sans mesure le cheval des sanctions dans son entretien au quotidien Le Parisien. Sa posture déclenche une véritable fronde des képis. N’est-il pas celui qui aime citer la formule du maréchal Lyautey : « Quand les talons claquent à mon apparition, j’entends les cerveaux se fermer » ?

Le rôle du général François Lecointre est de protéger l’institution des « dommages collatéraux » de la vie politique, il est le garant de la cohésion des troupes, leur principale force dans l’adversité, lui rappellent ses « anciens » dans les billets et tribunes qui fleurissent à la une de leurs sites « respectables » – cela aussi, c’est inédit. Ils exhibent le mot de son prédécesseur, le général Jean-Louis Georgelin, réputé pour son caractère autoritaire, à propos des jeunes officiers du groupe Surcouf qui avaient signé en 2008 une tribune condamnant la décision de Nicolas Sarkozy de sacrifier le budget des armées sur l’autel de la RGPP : « Je ne ferai pas la chasse aux sorcières. » Des cinq étoiles jeunes retraités, connus et estimés, qui n’auraient jamais signé la première tribune, songent à écrire leur lettre au CEMA. Il n’en fallait pas tant pour que la deuxième tribune des militaires se propage de manière virale sur les boucles WhatsApp privées des cadres d’active. Aucun de ceux qui sont en pleine ascension ne prendrait le risque de la signer. La hiérarchie des « Terriens » leur a intimé par écrit l’ordre de ne pas s’y associer. L’institution n’aime pas ceux qui sortent du moule. La concurrence est vive… En revanche, ses destinataires choisissent massivement de la partager au lieu de la détruire. Un signe de l’état d’esprit dans les « popotes ».
Des officiers sur le front de toutes nos incohérences et renoncements

Les capitaines, les commandants et les lieutenants-colonels d’aujourd’hui voteraient-ils davantage RN que d’autres catégories de Français ? Rien n’est moins sûr, et là n’est pas la question. Cette génération de jeunes officiers ne fonctionne plus comme les précédentes : elle est la première à avoir redécouvert la guerre. Mais pas n’importe laquelle. Elle est façonnée par cette guerre de contre-insurrection qu’elle livre depuis plus de dix ans maintenant aux fous d’Allah à la solde des nouveaux califes de l’islam conquérant. Elle a été confrontée à ces barbus endoctrinés qui se droguent avant de monter à l’assaut, se battent jusqu’à la mort, cherchent à se faire exploser contre les blindés français, comme l’ont raconté de jeunes capitaines ayant vécu de véritables combats de corps-à-corps lors de l’opération Serval de reconquête du Nord-Mali en 2013 ; c’était un an avant l’émergence officielle de l’État islamique au Levant. Engagée depuis huit ans au Sahel, elle a eu le temps d’étudier le phénomène du « djihad paysan » et cette population otage ou complice qui n’en finit plus de basculer du côté des prêcheurs de l’islam « rigoriste ».

Un militaire engagé dans Sentinelle assure la mission de quatre gendarmes et de sept policiers, selon des calculs d’experts

Et puis, à partir de 2015, de retour de leurs opérations aux avant-postes de l’Europe, on les envoie aussi régulièrement prêter main-forte à nos policiers et gendarmes aux prises avec la plus forte vague d’attentats jamais commis sur notre sol ; entre décembre 2014 et avril 2021, le bilan s’élève à 259 morts et 979 blessés, selon le dernier décompte du Centre de réflexion sur la sécurité intérieure (CRSI). C’est l’opération Sentinelle : jusqu’à 10 000 hommes mobilisés quotidiennement lors des pics de tension, environ 3 000 actuellement, soit le seuil plancher. La loi leur interdit de faire du renseignement sur le territoire national. Les services de police spécialisés ont longtemps rechigné à partager leurs données. Patrouille après patrouille, ils finissent par identifier les zones sensibles et les quartiers interdits. Ils découvrent de l’intérieur les pratiques de renoncement d’une police muselée par la hiérarchie et désavouée par la Justice, priée de ne pas provoquer les méchants. Ils subissent les pressions des préfets pour transformer leurs soldats corvéables 24 heures sur 24 en auxiliaires des forces de l’ordre absentes pour cause de 35 heures et de RTT. Un militaire engagé dans Sentinelle assure la mission de quatre gendarmes et de sept policiers, ont calculé les experts du commandement du territoire national. Cet organisme a été créé deux ans plus tôt par l’armée de Terre afin de construire une doctrine d’intervention et coordonner l’emploi de ses moyens. Les « Terriens » seront durablement sollicités, ont parié leurs chefs.
L’armée sur le territoire national : déjà une réalité

Les opérationnels aux affaires à l’état-major des armées ont pourtant tout fait pour éviter de mettre la main dans l’engrenage des « missions intérieures ». Les événements ne leur ont pas laissé le choix. Notre modèle d’armées a été conçu pour être un corps expéditionnaire. Ses moyens, qui ont fondu sous la pression budgétaire, sont affectés en priorité aux opérations extérieures et n’ont jamais été autant sollicités. Le général Lecointre a plusieurs fois souligné le risque de ne pas pouvoir les régénérer malgré le sursaut budgétaire consenti à partir de 2016. S’ajoute une forte réticence intellectuelle, héritage de la guerre d’Algérie. Les armées ont tout à perdre à ce que leurs soldats soient engagés comme supplétifs dans des opérations de police, estiment les stratèges. En 2005, lorsque les banlieues s’embrasent, le général Henri Bentégeat, leur chef de l’époque, appelle Pierre Mongin, le directeur de cabinet du Premier ministre Dominique de Villepin. Il prévient le haut fonctionnaire qu’il s’opposera publiquement à son patron si ce dernier reprend à son compte l’idée faisant son chemin à droite et à gauche d’une intervention des militaires. Des hélicoptères Gazelle équipés de moyens de vision de nuit survolent déjà les zones embrasées pour renseigner les autorités, des éléments d’intervention sont en alerte. Depuis, à chaque regain de tension, l’hypothèse de l’armée dans les banlieues resurgit. Dans les états-majors, c’est toujours un tabou : personne n’en parle, mais tout le monde s’y prépare. Les forces spéciales s’entraînent très régulièrement avec les super-gendarmes du GIGN et les policiers d’élite du RAID. Dans l’hypothèse d’actions terroristes simultanées sur le territoire, elles seraient sollicitées. Aux régiments de la régulière, consigne a été donnée de multiplier les exercices en terrain libre, au contact de la population, afin de se réapproprier l’environnement.

Il y a deux ans, en traversant le quartier chaud d’Ussel après un exercice au camp militaire de La Courtine, un détachement du 1er RPIMa, une unité des forces spéciales, est pris à partie par des voyous. Le lendemain à la gendarmerie, on leur rétorque : « Mais tout le monde sait bien qu’il faut éviter la zone… » La Corrèze est à mille lieues du « 9-3 » ou des quartiers nord de Marseille.

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