Les soulèvements spontanés qui ont eu lieu en Syrie étaient officiellement dirigés par une coalition de « modérés » – la célèbre Armée syrienne libre/ASL – se révoltant contre le régime brutal de Bachar al-Assad. Mais en réalité, il y avait peu de « modérés » en Syrie et il n’y avait pas de soulèvement « spontané ». C’était Jabhat al-Nusra, la version syrienne d’Al-Qaïda, qui menait la révolte. Et il s’agissait d’une révolte dirigée de l’étranger, planifiée de nombreuses années auparavant.
Dès 2006, l’ambassadeur américain à Damas, William Roebuck, avait rapporté à Washington les faiblesses de Bachar al-Assad, qu’il présentait comme des « éléments de vulnérabilité » à exploiter pour déstabiliser le pays avec la collaboration de l’Arabie saoudite : le programme de changement de régime lancé en 2005 incluait un financement de 12 millions de dollars du département d’État à l’opposition syrienne via un programme connu sous le nom de Middle East Partnership Initiative (MEPI).
Commencé sous l’administration Bush, le plan s’est poursuivi sous Obama, démontrant que la politique étrangère des États-Unis ne change pas lors des alternances politiques, que les équipes au pouvoir soient démocrates ou républicaines.
Mais le plan de déstabilisation de la Syrie était également la reproduction d’un ancien plan de 1957, décidé par le président américain Dwight Eisenhower et le Premier ministre britannique Harold Macmillan, qui avaient lancé le premier programme coordonné (CIA/MI6) visant à mettre en scène des incidents sous « faux drapeau » dans le pays pour justifier une intervention.
Ce plan de déstabilisation a été révélé en septembre 2003 lors de l’exploitation des documents privés de Lord Duncan Sandys, le secrétaire à la Défense du gouvernement Macmillan, grâce au travail de Matthew Jones, un chercheur en histoire internationale à la Royal Holloway University de Londres. Concrètement, il s’agissait d’assassiner des politiciens syriens et d’inciter à des troubles internes en activant la confrérie des Frères musulmans, qui était déjà très puissante à cette époque. C’était donc bien une opération sous « faux drapeau », car en réalité, les actions étaient menées par la CIA et le MI6.
Le document de 1957 affirmait : « Pour faciliter les actions des forces de libération et réduire la capacité du régime syrien à s’organiser, un effort spécial doit être dirigé pour éliminer certains individus clés (…). Une fois la décision politique prise de procéder à des perturbations en Syrie, la CIA sera prête à exécuter des sabotages et des incidents à l’intérieur du pays, opérant via des contacts avec des individus (…). Les incidents ne devront pas être concentrés à Damas (…). Des incidents frontaliers et des affrontements fourniront bientôt un prétexte pour l’intervention (…). La CIA et le MI6 utiliseront leurs compétences respectives en actions psychologiques et opérationnelles pour augmenter la tension (…) La Syrie semblera être la source de complots, de sabotages et de violence contre les pays voisins[1] ».
À l’époque, ce plan de changement de régime fut rejeté par les pays voisins et reporté. Mais ce n’était que partie remise. Du « Grand Jeu » au « Nouveau Grand Jeu », pour ainsi dire ! Car lors du « printemps arabe » de 2011, les gouvernements laïcs et les leaders politiques religieux allaient être remplacés par la force par les Frères musulmans.
Et il n’était pas difficile pour les Frères, et pour leurs sponsors, d’enflammer la place en exploitant un mécontentement initial et authentique de la population, seulement pour ensuite réprimer les manifestations ou monter à cheval sur le mécontentement en dégainant une fois de plus l’épée tranchante du djihad. Cela avait déjà été dénoncé en août 2011 par Yossef Bodansky : « En réalité, ce à quoi le régime d’Assad fait face est une insurrection islamique et djihadiste bien organisée et bien financée visant à détruire l’équilibre du pays (…). Des dizaines de civils alaouites ont été kidnappés, barbarement tués et mutilés (…) À la mi-juillet 2011, après quelques mois de « révolte », 1 600 civils et membres des forces de sécurité et des forces armées gouvernementales avaient déjà été tués[2]. »
Human Rights Watch avait déjà signalé au début de 2012 les crimes commis par les soi-disant rebelles « modérés » de l’Armée syrienne libre (ASL), tout comme ceux des forces de sécurité et des miliciens pro-gouvernementaux. Il s’agissait d’arrestations arbitraires, d’utilisation systématique de la torture, de décapitations et d’exécutions sommaires. Les documents occidentaux n’auraient pas ignoré de telles atrocités si elles n’avaient pas été commises dans le contexte d’une opération de déstabilisation de la Syrie par les services secrets des États-Unis et du Royaume-Uni. Ce soutien a également été confirmé par l’ancien agent de la CIA Philip Giraldi en 2011 : « Des instructeurs des forces spéciales opéraient sur le terrain avec les rebelles syriens, tandis que la CIA et les forces spéciales américaines fournissaient des renseignements et assuraient le brouillage de communications (…). Des avions de l’OTAN non identifiés atterrissaient à la base militaire turque près d’Iskenderun, à la frontière syrienne (…) transportant des armes de l’arsenal libyen et des volontaires[3] ».
Mais ce n’était pas tout. Les C-130 de la Royal Saudi Air Force atterrissaient à l’aéroport d’Esenboga près d’Ankara, où ils croisaient les cargos jordaniens venant d’Amman et de Zagreb, chargés d’armes et de munitions provenant de l’arsenal saoudien destinés à la Syrie. Et il y avait aussi les C-17 venant d’Al-Udeid, base aérienne militaire du Qatar et quartier général avancé du Central Command (CENTCOM) américains sur laquelle était également hébergée la Royal Air Force.
Il faut être clair : cela ne signifie pas que l’armée syrienne et ses alliés n’ont jamais commis de crimes, comportements inhérents de toute guerre et à toutes les armées, y compris occidentales mais que la réalité est bien plus complexe. Ainsi, le « printemps arabe » en Syrie a été un projet d’ingénierie géopolitique visant à « balkaniser » la région, en la fragmentant le long de lignes ethniques et religieuses.
L’insertion d’un coin islamiste au cœur de la région eurasiatique était en fin de compte déjà la stratégie préconisée par Zbigniew Brzezinski dans les années 80 : à l’époque, le soutien américain allait aux moudjahidines afghans. En 2011, en Syrie, il eut lieu au profit d’Al-Qaïda et de Daech. Grâce à cela, en juin 2014, Abu Bakr al-Baghdadi annonça au monde la création du califat islamique, réalisé en annexant des territoires du nord-ouest de l’Irak avec ceux de l’est de la Syrie.
L’État islamique fut une catastrophe pour les communautés alaouites, kurdes, yézidis, druzes, soufis et même pour les sunnites laïcs et modérés. Et les chrétiens d’Orient, qui avaient déjà fui l’Irak et avaient trouvé refuge en Syrie, dernier bastion de multiculturalisme et de tolérance religieuse du Proche-Orient, risquaient maintenant l’extinction sur les lieux mêmes du berceau de leur civilisation. Face à la fureur meurtrière de Daech, ils étaient de nouveau en fuite, kidnappés, réduits en esclavage, décapités, crucifiés ; leurs églises, sanctuaires et monastères – certains ayant survécu pendant plus de mille ans – étaient détruits, profanés et profanés. Des drapeaux noirs flottaient sur leurs ruines et l’Occident restait étonnamment silencieux.
Pour qu’un tel scénario se réalise, le soutien turc était indispensable et n’était un secret pour personne, comme le révéla un officier de renseignement américain à Seymour Hersh : « Les services secrets américains avaient accumulé suffisamment d’interceptions et de renseignements pour démontrer que le gouvernement Erdogan avait soutenu pendant des années Jabhat al-Nusra, et faisait maintenant de même avec l’État islamique[4]. »
Une grande partie des armes alimentant le djihad provenait de Turquie, « infiltrée en Syrie à travers un réseau d’intermédiaires obscurs incluant les Frères musulmans », comme l’a confirmé le New York Times. En effet, pendant des années, Recep Tayyip Erdogan avait planifié d’envahir le nord de la Syrie, pays souverain ; pour créer une zone tampon à sa frontière jusqu’à Alep, une zone franche pour entraîner des combattants. L’objectif était de renforcer et de soutenir la rébellion djihadiste et de réaliser son rêve néo-ottoman, projet qui a trouvé avec Daech une armée providentielle par procuration. Celle-ci est désormais réduite à la province d’Idlib, isolée dans le nord-ouest de la Syrie, dernier bastion de rebelles qu’Ankara protège entre son territoire et les Kurdes syriens.
Mais le Qatar a également joué un rôle important dans ce scénario syrien. Doha avait proposé en 2000 à Bachar al-Assad un accord pour la construction d’un gazoduc destiné à transporter le gaz de North Dome – gisement situé en territoire qatari[5] – vers l’Europe. Son tracé était prévu pour passer par l’Arabie saoudite, la Jordanie, la Syrie et la Turquie (corridor sunnite) et avait le soutien de Washington.
Mais un autre projet, défendu par la Russie et l’Iran, était en compétition. En 2009, ces deux pays avaient proposé à Assad une alternative afin d’acheminer du gaz vers la Méditerranée depuis South Pars, le gisement iranien – dont les réserves estimées sont de 16 trillions de mètres cubes. Son tracé de 1 500 km partait de Port Assalouyeh et devait atteindre Damas via l’Iran et l’Irak, pour ensuite s’étendre jusqu’au Liban et éventuellement à la Grèce. C’était là un « corridor chiite » avec la capacité de transporter 110 millions de mètres cubes de gaz naturel par jour.
Comme on le comprend, les deux corridors devaient nécessairement passer par la Syrie, élément commun entre les deux parcours proposés.
Mais Bachar opta en 2009 pour le gazoduc russo-iranien, accord d’une valeur de 10 milliards de dollars. D’où la nécessité d’éliminer Assad et de le remplacer par un gouvernement fantoche favorable aux intérêts des Occidentaux et de leurs allés, pour imposer la solution du « corridor sunnite ». D’où aussi la nécessité de créer un Sunnistan dans la région, qui, s’il avait vu le jour, aurait encerclé et neutralisé le « Croissant chiite ». À cet égard, Robert F. Kennedy commentait : « Ce n’est certainement pas une coïncidence si les régions occidentales de Syrie contrôlées par l’État islamique correspondent exactement au parcours du corridor énergétique du Qatar[6] ».
Voilà pourquoi l’enjeu du contrôle de la Syrie était si élevé. Celui qui contrôle ce pays contrôle les ressources énergétiques de la Méditerranée et du Golfe, l’accès à la Route de la Soie et, comme l’avait déjà compris Catherine la Grande, possède les « clés de la Maison Russie ».
1] https://www.theguardian.com/politics/2003/sep/27/uk.syria1
[2] https://www.files.ethz.ch/isn/140926/186_Bodansky.pdf [3] https://www.theamericanconservative.com/nato-vs-syria/ [4] https://www.lrb.co.uk/the-paper/v38/n01/seymour-m.-hersh/military-to-military [5] North Dome ou South Pars est un gisement offshore de gaz naturel situé à cheval entre les eaux territoriales de l’Iran et du Qatar dans le golfe Persique. [6] https://www.politico.com/magazine/story/2016/02/rfk-jr-why-arabs-dont-trust-america-213601/